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que sa protection, toujours active et présente, l’empêcha seule d’être écrasé. Si La Fontaine disait : « c’est mon homme ! » après les Fâcheux ; si Boileau écrivait, après l’École des femmes, ces stances où respire un souffle de jeunesse et d’enthousiasme assez rare chez le satirique, combien d’autres criaient : « Sus !» On a vu quelles hostilités rencontrait, dans l’entourage du roi, le peintre des marquis, à quels traitemens il était en butte. Des mauvais vouloirs moins dangereux, mais significatifs, se produisaient aussi : l’officieuse Gazette de France, dans ses comptes-rendus des fêtes royales, toujours contrôlés, souvent communiqués, évitait de prononcer son nom ou le désignait de très mauvaise grâce. Mais, en toute circonstance, la protection de Louis XIV intervenait pour le couvrir, l’aider, le consoler, et toujours dans la juste mesure, sans excès ni caprice. Plusieurs fois, par quelques paroles bienveillantes, le roi changea un insuccès ou un demi-succès en succès franc. Après le Bourgeois gentilhomme, il n’avait pas exprimé son approbation habituelle, et les courtisans en profitaient pour « mettre Molière en morceaux. » A la seconde représentation, il dit au poète : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Aussitôt Molière « reprend haleine, » et les courtisans, « tout d’une voix, répètent tant bien que mal ce que le roi venoit de dire. » Le même fait se reproduit aux Femmes savantes : « Sa Majesté dit à Molière que, la première fois, elle avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empêchée d’observer sa pièce, mais qu’elle étoit très bonne, et qu’elle lui avoit fait beaucoup de plaisir. » c’est Grimarest qui raconte ces deux anecdotes, mais il n’y a aucune raison sérieuse de les rejeter, sauf, peut-être, un ou deux détails : écrivant en 1705, du vivant du roi, il ne se fût pas hasardé à les imaginer de tout point.

Les effets indirects de cette bienveillance furent aussi considérables que son action directe. En ouvrant sa cour à Molière, et en l’y retenant, Louis XIV lui permettait d’y compléter l’éducation de son génie. Je le disais naguère, ce génie, de nature populaire et bourgeoise, n’était pas sans quelque grossièreté native ; il fallait ici, avec l’influence de la tradition classique, celle de la société polie, et, cette dernière, Molière la trouvait à la cour de Louis XIV telle qu’il pouvait la supporter, car les raffinemens quintessenciés de l’Hôtel de Rambouillet l’eussent mis en fuite. Pour voir ce que la cour lui a fourni, il suffit de parcourir la liste de ses pièces : Don Juan, le Misanthrope, Amphitryon, pour ne prendre que dans les chefs-d’œuvre, viennent de là, et, dans plusieurs autres,