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les uns aux autres leurs idées délirantes; on cite beaucoup de cas où des fous ont communiqué leur monomanie à toute leur famille. A-t-on oublié avec quelle rapidité se propagèrent les épidémies de possédés? Le délire des trembleurs des Cévennes, les démoniaques de Loudun, les convulsionnaires de Saint-Médard, et la police faisant fermer ce cimetière, théâtre des crises les plus extravagantes, affichant sur la porte ces vers :


De par le roi, défense à Dieu
D’opérer miracle en ce lieu? —


Il ne suffit pas qu’il n’y ait point d’abus en fait, il faut qu’ils ne soient pas possibles, qu’on ne puisse pas même les supposer. Quelle horrible perspective pour un homme sain d’esprit d’entrer dans un asile, de vivre avec des fous, quelle agonie morale, et comme, à cette seule pensée, les paroles du roi Lear[1] s’illuminent d’un reflet sinistre : « Oh ! ne permets pas que je sois fou ! Conserve-moi dans l’équilibre !.. Oh ! non ! Pas fou ! de grâce ! Je ne voudrais pas être fou ! » Comment ne pas redouter les effets d’une méprise sur une âme exaltée dont les emportemens auront revêtu l’aspect du délire et paru justifier la séquestration ? Le roseau qui pense ne peut-il se briser alors en quelques instans ?


III.

Un individu est fou ou paraît tel, son état mental exige qu’il subisse un internement dans un asile public ou privé. Comment va répondre le législateur de 1838? Quels moyens offre-t-il, quelle procédure, quelles garanties ? Si l’autorité intervient directement,

  1. Les infortunes du roi Lear inspirent à Maudsley (Pathologie de l’esprit) ces réflexions singulières où la théorie darwinienne s’épanouit dans toute sa férocité naïve: « Il est triste de contempler le spectacle de Lear devenu fou par l’ingratitude de ses filles et poussant aux cieux sans pitié des lamentations séniles; mais ce serait une chose plus triste encore, si un caractère si faible, une prudence si petite, une volonté si peu ferme, s’étaient terminées par une vieillesse prospère et paisible... » L’homme doit tomber, du moment qu’il est incapable de soutenir la lutte, de même qu’une plante délicate doit sécher et mourir dans un sol pauvre où des plantes plus robustes sont en compétition avec elle. — « Il est vrai, ajoute Maudsley, qu’il peut tomber également, tout en n’étant pas faible, s’il est malheureux; car, de même qu’une graine peut être aussi bonne et aussi vigoureuse qu’une autre et cependant périr, si elle tombe sur une terre stérile, de même un homme fort peut avoir la malchance de rencontrer des circonstances mauvaises contre lesquelles il lutte en vain. L’observateur bienveillant peut regretter qu’il n’ait pas trouvé des temps meilleurs et un milieu plus doux ; mais il est inutile de s’en fâcher; il a passé comme un être avorté, et il doit être rangé parmi ces germes innombrables que la nature répand avec une profusion extrême et qui n’arrivent jamais à se développer. »