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font pas, qui n’en feront jamais profession. Et si nous écrivons, souvenons-nous enfin que ce n’est pas pour les quelques personnes qui connaissent aussi bien et quelquefois mieux que nous la matière dont nous traitons, mais, au contraire, pour la mettre à la portée de ceux qui la connaissent moins, qui ont le droit de la moins connaître, et qui veulent cependant la connaître.

On comprendra mieux la portée de cet enseignement, donné lui-même sans nul pédantisme, persuadé, insinué plutôt que donné, si l’on en veut bien suivre quelques-unes des conséquences dans notre histoire littéraire. En imposant à l’écrivain des qualités d’ordre et de clarté qu’elles-mêmes, d’ailleurs, n’ont pas toujours quand elles écrivent, mais dont elles sentent vivement tout le prix, les femmes ont assuré la perfection de la prose française et sa domination longtemps universelle. L’un des mérites éminens du Discours de la méthode, celui qui le fait vivre encore, c’est d’avoir tiré la philosophie de l’ombre des écoles ou du cabinet des abstracteurs de quintessence pour la produire comme au grand jour de la place publique, et l’introduire ainsi dans la conversation des honnêtes gens. De même a fait Pascal en écrivant ses Lettres provinciales : il a laïcisé, si je puis ainsi dire, la controverse théologique ; il a donné aux hommes de cour, et non-seulement aux hommes, mais aux femmes elles-mêmes le moyen de disputer sur la grâce efficace et le pouvoir prochain. De même encore Bossuet, et plus tard les Voltaire, les Montesquieu, les Rousseau, les Buffon : celui-ci rendant l’histoire enfin lisible, qui jusqu’alors était enfouie dans les lourds in-folio des Dupleix ou des Mézeray, celui-là traduisant à l’usage de Mme de Tencin ou de Mme du Deffand les savantes élucubrations des Grotius et des Puffendorff; et tous enfin, l’un après l’autre, nous ouvrant des chemins tout nouveaux en rendant littéraire ce qui ne l’était pas avant eux, ce qui ne Test pas nécessairement, une dissertation métaphysique, une discussion de théologie, l’histoire d’une grande hérésie ou d’une négociation diplomatique, et jusqu’à un chapitre d’astronomie physique ou de physiologie comparée. De tous les services que les femmes ont pu rendre aux lettres françaises, on ne jugera pas sans doute que ce soit ici le moindre. Car c’est bien elles, par leurs exigences encore plus que par leurs exemples, quoique les exemples non plus n’aient pas manqué, qui ont donné à la prose française les qualités qu’on lui refuse le moins: l’élégance dans la précision, la perfection dans la mesure, et, chez les très grands écrivains, la lucidité dans la profondeur.

Que maintenant, dans leurs exigences, les femmes aient passé la mesure, elles ne seraient pas femmes s’il en était autrement. A vouloir épurer une langue, on risque toujours de l’appauvrir, et, en réglant le goût, il n’est pas rare que l’on émousse cette vivacité de sensation qui en est l’âme, pour ainsi dire. De même encore, si l’on admet sans