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même dire, par anticipation, entre les deux républiques, à propos d’un manifeste de la Société des droits de l’homme, empreint du caractère radical le plus décidé. Les doctrines de Robespierre et de Saint-Just sur l’impôt progressif et sur l’égalité des conditions, presque à la façon de Babeuf, y étaient préconisées avec une logique audacieuse qui ne prenait pas soin de dissimuler que l’impôt n’était qu’un acheminement vers un nivellement plus complet. Ce fut le chef le plus autorisé du parti républicain, Armand Carrel, qui répondit par un contre-manifeste développé. Tout en usant des ménagemens dans les termes, dus à des hommes engagés dans les mêmes luttes, il le fit avec la plus mâle vigueur. Toute la politique financière d’une république respectueuse de tous les droits est renfermée dans ces pages d’un bon sens supérieur. Elle pourrait même être condensée en maximes tirées à peu près textuellement de cette déclaration. Qui donc ne répéterait aujourd’hui, avec Armand Carrel, que ces théories reposent, économiquement, sur une vue fausse de la richesse, et qu’elles « semblent considérer la richesse générale du pays comme une provision de vivres d’un navire en mer, provision qui, une fois embarquée, ne s’augmenterait plus, tellement que le pauvre paraît, dans ce système, n’être réduit à la moitié ou au tiers de sa ration que parce que le riche mange deux ou trois fois plus que la sienne, d’où l’idée toute populaire de vouloir réduire le riche à la simple ration, c’est-à-dire de faire qu’il ne soit plus riche? » Qui ne répéterait, avec ce républicain vraiment libéral, que, « en voulant détruire l’inégalité au profit du riche, il faut craindre de fonder l’inégalité au profit du pauvre, le riche acquittant la part du pauvre, plus la sienne, et obligé de lui payer une pension alimentaire pour le faire arriver à la moyenne de bien-être déterminée par la loi ; — condamné en outre, pour ce qu’il posséderait de surplus, à une amende de plus en plus rigoureuse, et voué à un véritable régime d’avanies. » — Enfin, comment ne pas redire aussi que, « dès le troisième ou quatrième retour d’un pareil impôt, il n’y aurait plus de riches avouant l’être, et que l’on aurait dépravé le pauvre en l’habituant à faire état de son indigence ; que tout le monde aurait intérêt à dénaturer sa fortune, à la soustraire aux perquisitions des répartiteurs... jusqu’à ce qu’on eût reconnu que l’injuste est fort souvent l’impraticable. » Paroles judicieuses et courageuses, faites pour servir d’avertissement à ceux qui seraient disposés à transiger avec des erreurs dont la pente est glissante, — et toujours opportunes en face du parti qui a repris la suite du manifeste socialiste de 1833.


HENRI BAUDRILLART.