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mais elles se perpétuent sans interruption jusqu’au milieu du XVIIe siècle, comme un héritage de famille. C’est par l’histoire simplement écrite de ses grandes actions et par un ouvrage pratique de philosophie morale, le Livre de la Sagesse, compilé avec un rare discernement, que le conquérant inaugure magistralement cette prose littéraire où se trouvent déjà toutes les solides qualités qui se développeront par la suite dans les œuvres historiques, législatives, didactiques et morales qui sont le plus riche fonds de la littérature catalane. Un érudit français, M. de Tourtoulon, s’est honoré en glorifiant cette illustre mémoire par un bon ouvrage puisé aux sources et rempli d’utiles documens. Contemporain d’Alphonse le Savant, de Castille, de Louis IX, roi de France, de l’empereur Frédéric II, Jacques Ier d’Aragon est le digne émule de ces grands princes.

Ramon Muntaner, le plus populaire des chroniqueurs catalans, commence par rendre hommage à ce roi conquérant et écrivain, avant de raconter les faits mémorables de ses successeurs, Alphonse II, le conquérant de Minorque, et Pierre III, dit le Grand. Témoin et en grande partie acteur des événemens qu’il expose, avec une bonhomie sans affectation, Muntaner parle de ce qu’il a vu et fait avec une autorité qui s’impose, malgré la complaisance et la vanité qui lui dictent ses souvenirs. Un peu d’orgueil est permis à qui a vu des choses si extraordinaires, si merveilleuses, si prodigieuses, qu’on dirait à les lire que l’auteur a imaginé, inventé comme un romancier ou comme un poète, si cet incomparable conteur, qui narre simplement, familièrement, naïvement une histoire réelle, mettait du sien dans le récit véridique de ses souvenirs. Il n’y met en réalité que la sincérité et l’émotion ; et, sans art, sans y penser, il produit plus d’effet que le plus savant artiste. Quoi qu’en dise le vieux proverbe, il y a des historiens de naissance et de vocation. En revanche, ce peintre original et fidèle, dont la prose par le aux yeux et au cœur, se traîne lourdement dans ce fastidieux chapitre, où son profond bon sens résume en une interminable tirade de vers pénibles d’excellens conseils de stratégie. Poète en prose, il est prosaïque et ennuyeux quand il emploie cette forme convenue, artificielle et pédantesque qui enchaînait les versificateurs de l’école des troubadours.

Entre Jacques Ier d’Aragon et Ramon Muntaner se place un autre chroniqueur du XIIIe siècle, nommé Bernard Desclot, qui n’est pas indigne de figurer en si bonne compagnie, bien qu’il n’ait ni un nom glorieux comme le premier, ni l’éclatante renommée du second. L’édition publiée par Buchon et Tastu, d’après le beau manuscrit de la Bibliothèque nationale, ne peut donner qu’une faible