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idée de ce narrateur naïf et crédule, un des auteurs classiques de l’ancienne histoire de Catalogne. Les curieux se réjouiront d’apprendre que ce chroniqueur remarquable-vient de trouver à Barcelone un éditeur intelligent qui va inaugurer, par la publication de sa chronique, une collection intitulée : les Archives historiques. On ne saurait trop encourager l’exhumation tardive d’une œuvre qui a les allures d’un poème épique et qui est un modèle dans son genre.

L’édition nouvelle de Bernard Desclot ne sera pas moins utile et opportune que celle de Ramon Lull, à laquelle travaillent présentement quelques littérateurs de Majorque, sous la direction de M. Gerónimo Rosselló, éditeur des œuvres rimées du docteur illuminé, et sous les auspices d’un archiduc d’Autriche, son altesse sérénissime Louis Salvador d’Este et de Bourbon, l’explorateur et l’historien des îles Baléares, le propriétaire généreux du riche domaine de Miramar, où l’hospitalité la plus large accueille indistinctement tous les visiteurs de toute provenance. Le Mécène est digne de l’œuvre. Ramon Lull brillait moins par la force et la lucidité de l’esprit que par l’énergie du sentiment et l’ardent amour du bien. Poète contestable et versificateur sans relief, il fut en revanche excellent prosateur, écrivain de race, malgré sa phrase exubérante. Sa plume facile et féconde obéissait aux nobles inspirations d’un cœur tendre et généreux qui lui a dicté des pages merveilleusement belles, empreintes d’un parfum mystique et d’une inépuisable philanthropie. L’amour divin et la charité sont le texte favori des soliloques et des dialogues de ce doux visionnaire, qui parle des choses célestes avec une familiarité pénétrante, avec une onction sans pareille, avec un bonheur d’expression qui le placent très haut parmi les plus purs des écrivains mystiques. On passe sans transition trop brusque des confessions de ce grand solitaire, écrites sous toutes les formes, y compris le roman, aux œuvres incomparables de sainte Thérèse, qui est la reine du genre. Bienheureux les hallucinés de cette espèce qui ont joui du ciel dans cette vallée de larmes! Qui n’envierait leur délicieuse folie? N’est-il pas singulier de voir à la tête des plus illustres représentans du mysticisme espagnol un homme issu de la race la plus positive et la plus pratique qui soit au monde ? Voilà un de ces faits qui déconcertent les historiens des lettres, dont les principes inflexibles ne sont le plus souvent que des préjugés étroits, savamment réduits en formules systématiques. Est-il vrai que cet homme étrange, qui rêvait de la paix universelle au moyen d’une langue unique et d’une foi commune à tout le genre humain, fut un chercheur du grand arcane, un sectateur de la philosophie hermétique, un alchimiste