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plus privé de sa vie, car elle pénètre jusqu’au lit nuptial, et, le soir de ses noces, lorsque sa fiancée ayant relevé son voile lui apparaît pour la première fois et se donne à lui, un garde du corps et une maîtresse des cérémonies, présens derrière la couche impériale, psalmodient avec des paroles consacrées le duo d’amour que le Fils du Ciel et la jeune impératrice sont censés murmurer. Ce cérémonial obsédant ne paraît se relâcher par instans que dans les rapports de l’empereur avec ses familiers directs qui sont les eunuques, les cinq concubines de son harem tartare et les femmes esclaves de son service intime. Tout le reste du temps, son rôle officiel n’a pas d’interruption et il est toujours en scène. Dans une seule année, il préside à plus de cinq cents cérémonies importantes, telles que prières au temple des ancêtres, aux autels taoïstes, aux temples de Confucius, du ciel et de la terre, des divinités du vent, du tonnerre et de la pluie, banquets religieux, sacrifices funéraires, actes respectueux à l’impératrice, et visites aux tombeaux de ses aïeux. Sa vie entière n’est qu’une cérémonie solennelle qui se déroule sans intermède dans la monotonie des heures, et les offices du culte presque liturgique qui lui est rendu semblent le poursuivre jusqu’au-delà de la mort, aux anniversaires funèbres où l’on convoque son âme dans les sépultures majestueuses que chaque dynastie s’élève à grands frais.

Ainsi, les faits, les traditions et les croyances, en donnant à l’empereur de Chine la toute-puissance absolue, lui créent par là même une existence toute factice, inviolable, inaccessible et presque mythique. Étranger à la réalité des choses, isolé dans sa grandeur, privé même de sa personnalité, il est la réalisation la plus complète, la plus grandiose qui fut jamais d’une fiction humaine.


Le souvenir de cette créature parée et fardée comme une idole, que j’avais entrevue le matin, aux abords du palais impérial, immobile entre les rideaux de soie de sa charrette tartare, me revenait aussi à la mémoire, et je la voyais à présent dans le cadre de sa vie quotidienne, dans le milieu de ses habitudes, dans son existence de chaque jour au fond d’un de ces palais dont je n’avais pu qu’apercevoir les toits d’or et les dragons de bronze.

J’essayais d’animer ses traits figés sous le fard, je me figurais l’élégance de ses mouvemens sous l’ampleur et la souplesse de ses vêtemens de soie pâle, la grâce de sa démarche qui devait être, suivant les préceptes de la mode, « lente et balancée comme les branches du saule au souffle du vent d’automne. » Je me la représentais soumise à la discipline des eunuques, assujettie au cérémonial impitoyable des rites, enfermée dans un cercle immuable