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La triste fin de M. de Pindray n’était pas pour décourager Raousset-Boulbon. né à Avignon en 1817, ancien aide-de-camp du duc d’Aumale, ayant pris part sous les ordres du maréchal Bugeaud à la campagne de Kabylie, le comte de Raousset-Boulbon s’était lait remarquer, dès son enfance, par son esprit aventureux et turbulent, plus tard par sa bravoure, son caractère chevaleresque et son audace. Jeune homme, il jeta à tous les vents sa fortune, à tous les caprices sa volonté et sa vie. En 1850, il était complètement ruiné.

La Californie ouvrait à son ambition un champ nouveau. Plus fortement que tout autre, il subit l’attrait de cette terre lointaine, le charme de cette vie aventureuse et libre. Rompant avec les liens du passé, avec ses habitudes et ses goûts, il prit à bord d’un navire anglais un passage de troisième classe et débarqua à San-Francisco le 22 août 1850 sans argent et sans ressources. Comme M. de Pindray, il se fit chasseur, marchand de bestiaux, mineur, pêcheur, essayant de tous les métiers, ne se fixant à aucun, riche et prodigue un jour, pauvre et économe le lendemain, luttant courageusement avec la fortune adverse et opposant à ses coups une indomptable résistance.

Il avait alors trente-trois ans. De taille au-dessus de la moyenne, d’une beauté mâle, mince et élancé, il avait grand air sous le vêtement d’un mineur. Un peu théâtral dans sa mise, il portait d’ordinaire une chemise de laine écarlate, de hautes bottes à l’écuyère et le sérapé mexicain. Nature exubérante et méridionale, il parlait avec une passion communicative et entraînante et exerçait sur ceux qui l’approchaient une influence singulière. On l’aimait pour son courage et sa loyauté ; ses manières hautaines imposaient aux mineurs, qui l’adoraient et acceptaient sans la discuter sa double supériorité de race et d’intelligence.

Après la mort de M. de Pindray, il reprit ses projets et ses plans. À cette époque, il racontait en riant, qu’étant enfant, une bohémienne lui avait prédit à Avignon qu’il ferait de grandes choses, mais qu’il aurait une fin tragique « loin... par-delà les flots. » Lui-même avait souvent eu l’idée qu’il mourrait de mort violente. Dans une folle soirée, à Paris, mis en demeure par ses amis de débiter à son tour un couplet, il improvisa le suivant :


Mon cœur en désespéré
Court la prétentaine;
Qui peut savoir si j’irai
Jusqu’à la trentaine?