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région, on les convoquait plusieurs semaines à l’avance. Ils arrivaient montés sur de solides chevaux richement caparaçonnés de hautes selles mexicaines surchargées de clous d’argent, amenant avec eux leurs vaqueros hâlés par le soleil, cavaliers intrépides, faisant siffler au-dessus de leurs têtes leurs lassos flexibles, arme redoutable entre leurs mains. Puis l’on se mettait en campagne, couronnant les crêtes, fouillant les ravins, encerclant et poussant devant soi dans d’immenses espaces des milliers d’animaux affolés, campant où et comme l’on pouvait, parcourant d’énormes distances jusqu’à ce que l’on eût tout ramassé dans un gigantesque coup de filet.

Alors commençaient les trocs, les achats, les échanges et les parties de monté, dont le bétail était l’enjeu, les repas copieux, les danses et les querelles d’amoureux suivies de fiançailles. Puis à ces périodes de grande activité succédait la vie calme et monotone jusqu’au jour où un voisin ou un ami réclamait aide pour son propre bétail. C’étaient les rodeos particuliers, moins nombreux, moins bruyans, mais ramenant toujours la large hospitalité des rancheros, riches sans argent au milieu d’une abondance rustique.

Les bœufs n’avaient pas d’autre valeur que celle de la peau, du suif et des cornes. On enfouissait la chair ; qu’en eût-on pu faire quand on abattait en quelques jours 500 ou 1,000 têtes de bétail ? On tendait les peaux au soleil avec des piquets pour les empêcher de se racornir ; quand elles étaient sèches, on les empilait, on les chargeait sur de lourds chariots aux roues massives, et, suivi des siens, le ranchero se dirigeait au pas lent de ses bœufs vers Monterey, San-José, Santa-Clara ou San-Francisco. Là, il traitait de son chargement avec l’un des marchands établis dans ces localités et qui lui-même le revendait aux capitaines de navires qui fréquentaient la côte. D’argent, il n’en était pas question ; le ranchero se payait en marchandises ; la ménagère s’approvisionnait de sel, savon, chandelles, sucre, café, et, s’il restait quelque chose, d’étoffes et de rubans pour elle et ses filles, pendant que, buvant du pulqué, le ranchero jouait avec ses amis et échangeait les nouvelles. Bonnes gens d’ailleurs, simples et hospitaliers, accueillant l’étranger sans s’enquérir d’où il venait ni où il allait, le gardant une semaine ou six mois comme il lui plaisait, honnêtes dans leurs mœurs, probes dans leurs transactions, toujours prêts à obliger.

La découverte des mines d’or eût dû les enrichir ; elle les ruina. Exploités par des aventuriers, ils se laissèrent dépouiller sans merci ; ils perdirent au jeu leur bétail et leurs terres ou les vendirent à des prix dérisoires. Ils n’entendaient rien aux opérations commerciales, ils ne comprenaient rien aux exigences fiscales de cette civilisation nouvelle qui brusquement les envahissait et