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action qui n’est pas épuisée. Cependant, ne serait-il pas regrettable, pour les artistes et pour les historiens, que le Titien païen ne se fût pas librement développé en même temps que le Titien chrétien, et que les qualités du compositeur eussent étouffé en lui les qualités du naturaliste ? C’est grâce à ses relations princières que le Vénitien observateur put voir poser devant lui tous les hommes les plus importans et toutes les dames les plus fameuses de l’Europe durant près d’un siècle ; c’est grâce à ces relations que, profondément épris des harmonies brillantes de la figure humaine, il put, avec la simplicité d’un Grec ancien, faire resplendir dans toutes ses compositions mythologiques avec un éclat de naturel et de vie incomparable les beautés séduisantes de la femme et les beautés innocentes de l’enfant. Sous ce rapport, il apparut à sa génération et aux générations suivantes comme un modèle inimitable. On comprend donc que, pour ses successeurs, l’homme en lui ait paru aussi bon à imiter que l’artiste. Le souvenir de sa triomphante carrière exalte encore aujourd’hui les ambitions sociales de tous les peintres. A partir de Titien, tous les liens sont rompus avec cette tradition du moyen âge qui obligeait l’artiste, même le plus familier avec les princes, à se tenir dans le rang modeste des ouvriers de choix et des bons serviteurs. Grâce à la ténacité rustique de son bon sens et à la souplesse mondaine de ses manières, Titien offre, en réalité, l’un des premiers, l’exemple de l’indépendance fondée sur le travail ; il ne donne de lui aux grands que ce qu’il leur en veut donner, il en obtient presque toujours plus d’égards qu’il ne leur en accorde. Pour prendre, à cette époque, une pareille situation il fallait, comme l’a bien indiqué Stendhal, qu’il vécût dans un pays libre, sous la protection d’un gouvernement indépendant. La position neutre de la Venise républicaine et aristocratique lui fut, sous ce rapport, aussi utile qu’à l’Arétin ; mais il s’en servit mieux et plus honorablement. Désormais un grand nombre d’artistes, modelant leur vie sur la sienne, s’efforceront d’édifier leur fortune tout en édifiant leur gloire à l’aide de hautes et nombreuses relations. Deux Flamands qui, par l’étude de ses œuvres, allaient renouveler l’art de la peinture, Rubens et Van Dyck, mirent bientôt avec éclatées maximes en pratique. Tous deux, nous le savons, surent aussi éviter avec un certain succès les « malheurs des relations avec les princes, » et Van Dyck avait lu, avec quelque profit, la première biographie de Titien dédiée, durant leur séjour en Italie, à sa protectrice, milady Arundel.


GEORGE LAFENESTRE.