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moi comme une montagne, qu’il n’y avait qu’un pas entre moi et le lieu de l’éternelle douleur. Partagé entre l’espérance et le désespoir, j’essayai de me réformer, non en évitant une conduite grossièrement immorale dont je ne m’étais jamais rendu coupable, mais en m’abstenant des compagnies mondaines, des vaines pensées et des folles imaginations. » Après avoir traîné quelque temps son boulet et sa misère, il entendit un soir le grand appel ; une voix d’en haut lui parla et la paix divine entra dans son âme.

Son père, vieux calviniste qui n’aimait pas les romans, avait peine à comprendre ce qui se passait dans le cœur de cet aide-jardinier. Il lui représentait « qu’il ne faut pas être arrogant et superbe, que jadis un homme fut transporté dans le troisième ciel et qu’il sentit une épine qui pénétrait dans ses chairs, que le messager de Satan le souffleta pour l’empêcher de concevoir une trop haute opinion de lui-même. » Robert Moffat écoutait avec respect les remontrances paternelles ; mais, à jamais certain de son salut, il ne songeait plus qu’à sauver les âmes perdues. Son Dieu lui ordonna de quitter sa serpe et son râteau pour devenir jardinier et greffeur d’hommes, de partir pour l’Afrique du Sud, d’aller porter aux Betchouanas la parole de vie. Il offrit ses services à la société des missions de Londres, qui ne les accepta qu’avec quelque défiance ; mais les fortes volontés triomphent de toutes les objections. À quelque temps de là, il débarquait au Cap et bientôt il s’acheminait vers le fleuve Orange sur une charrette traînée par des bœufs. Une vie de privations, de renoncemens, de dangers commençait pour lui ; l’infatigable tendresse d’une femme y répandit quelque douceur. Mary Smith avait quitté l’Angleterre et sa famille pour venir l’épouser au Cap et s’associer à sa fortune. Elle lui donna plusieurs fils et plusieurs filles, dont l’aînée fut mariée au célèbre Livingstone.

Mary Smith avait la vocation, elle était née pour être la femme d’un missionnaire ; rien ne l’étonnait, rien ne l’effrayait. Peu de temps après son mariage, elle écrivait à sa mère : « Les seuls accidens du désert que nous avons traversé sont ses montagnes et ses rivières, dont les bords sont ombragés de mimosas aux longues épines. Par endroits, j’ai vu des arbres tombés de vieillesse, dans la racine desquels poussait un jeune arbre florissant. Dans ce désert imprégné de salpêtre, toute chose, à l’exception des mimosas, offre au regard une teinte maladive, mêlée de bleu et de jaune. Pendant plusieurs jours, à peine avons-nous aperçu quelque gazon… On nous trouvait imprudens de voyager dans cette saison ; c’est la meilleure, si chaude qu’elle soit ; les rivières sans eau sont plus faciles à passer. Nous n’avons point rencontré d’animaux de proie, quoique nous ayons parcouru leurs états. On nous apprit dans une ferme, où j’ai vu deux autruches apprivoisées qui mangeaient des cailloux comme du pain, qu’en six ans