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yeux mêmes de ceux qu’il bravait, le rôle d’une sorte de tribun allant dans les réunions populaires à Sofia ou parcourant les provinces essayant de provoquer les défections dans l’armée, l’insurrection ou l’agitation dans le pays. Il semble n’avoir eu d’autre mandat que de décider les Bulgares à désavouer leurs chefs, à invoquer d’eux-mêmes l’arbitrage ou le protectorat du tsar. Le général Kaulbars n’a visiblement pas réussi, et saisissant le prétexte de quelque mauvais traitement exercé contre un serviteur du consulat russe à Philippopoli, il est parti en laissant derrière lui une dernière protestation, en se faisant suivre de tous les agens consulaires de la Russie dans la principauté : c’est comme l’aveu d’une mission manquée. Est-ce à dire que la Russie, en quittant Sofia, se désintéresse des affaires bulgares, ou bien qu’elle se réserve d’employer d’autres moyens, de donner une sanction plus éclatante à la rupture qui vient de s’accomplir, de tenter, en un mot, de reprendre par la force ce qu’elle n’a pu obtenir par la persuasion ? Ni l’un ni l’autre probablement. La Russie ne renonce sûrement pas à sa politique traditionnelle ; elle entend plus que jamais reprendre position dans les Balkans, et elle l’avoue peut-être d’autant plus haut qu’elle a vu sa prépondérance un moment contestée. D’un autre côté, elle sent bien qu’elle n’est pas seule à décider dans ces affaires orientales, qu’une intervention armée, une occupation militaire de la Bulgarie donnerait aussitôt un nouveau et plus grave caractère à la question. C’est, en effet, aujourd’hui encore plus qu’hier le nœud de la situation. C’est ici que la politique russe se heurte aux autres politiques, qui, depuis quelques jours, ne sont pas demeurées absolument silencieuses, qui ont saisi l’occasion de dire leur mot sur cette crise bulgare et même sur la mission du général Kaulbars.

On a parlé un peu brutalement à Londres ; on a parlé aussi, on a multiplié les discours devant les délégations austro-hongroises à Buda-Pesth. On vient même de parler à Berlin à l’ouverture du Reichstag. Le langage de lord Salisbury a été une boutade un peu violente qui paraît avoir été vivement ressentie à Saint-Pétersbourg et qui pourrait avoir pour conséquence un refroidissement momentané entre les deux gouvernemens, s’il est vrai que l’ambassadeur du tsar à Londres ait été autorisé à prendre un congé imprévu. Le comte Kalnoky, appelé à s’expliquer devant les délégations de Pesth après l’empereur François-Joseph lui-même, après tous les orateurs qui se sont succédé, après le comte Andrassy, qui n’a pas déguisé les antipathies hongroises contre la Russie, le comte Kalnoky n’est pas homme à prendre les libertés de parole du premier ministre anglais. Il est trop bon diplomate pour se permettre les déclarations inutiles ou compromettantes. Lord Salisbury a pu parler en ministre d’un empire qui, selon le mot