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Avec les autres publications, nous passons au Tolstoï de la dernière période, celle de l’apostolat. Le volume intitulé : A la recherche du bonheur, contient quelques-unes de ces petites paraboles que le réformateur écrit pour les paysans. Ce sont des contes moraux ; ils ne ressemblent guère à ceux de Marmontel. La morale n’en est pas toujours très claire, les paysans russes seront bien subtils s’ils la découvrent du premier coup ; par exemple, dans les Trois Vieillards de la Mer-Blanche, où la conclusion a une saveur si marquée d’ascétisme hindou. Cette légende est d’ailleurs une de celles où Tolstoï a mis le plus de couleur ; je regrette que le traducteur ne l’ait pas comprise dans son choix. J’y trouve, en revanche, le plus célèbre et le plus touchant de ces petits récits : De quoi vivent les hommes. Mais la prédication populaire change de physionomie en passant dans notre langue ; c’est une transposition impossible. Et puis, ces alimens spirituels, préparés pour des âmes primitives, sont-ils bien à notre usage ? Je crains qu’ils s’adressent aux seuls lettrés, curieux d’étudier des pastiches habiles, où l’auteur a fondu les vieux fabliaux russes et le style biblique. On me vante l’admirable simplicité de cette littérature du village. Il y aurait beaucoup à dire. M’est avis que, si la critique prenait ses bonnes lunettes, elle trouverait plus de vraie simplicité dans les grandes scènes des romans où l’écrivain parle pour tous les hommes, sans se mettre à la portée d’un auditoire enfantin.

J’ai hâte d’arriver à la dernière et plus retentissante production de Tolstoï, la Mort d’Ivan Ilytch. Je viens de constater en Russie l’enthousiasme sans réserve qu’elle excite dans le public ; je retrouve en France l’écho de ces applaudissemens. A Pétersbourg et à Paris, on répète en chœur que le lion n’a jamais mieux rugi. Sans doute, l’œuvre porte sa griffe, le talent éclate en maint endroit, et le meilleur éloge qu’on en puisse faire, c’est qu’il est impossible d’oublier cette lecture. Mais est-ce bien toujours le même talent qui tenait un compte si juste des divers aspects de la vie, qui faisait la somme exacte des sentimens humains, en balançant les bons et les mauvais ? Il me semble que cette fois, la nécessité de pousser sa thèse comme un sermonnaire a dérangé l’admirable équilibre de l’artiste. « L’histoire d’Ivan Ilytch, nous dit son biographe, est la plus simple, la plus ordinaire, et la plus horrible histoire. » En effet, le pessimisme de l’auteur s’en est donné à cœur-joie, si l’on peut allier ces mots. — Ivan Ilytch est un substitut de province ; le portrait est dessiné, m’a-t-on dit en Russie, d’après un modèle très réel, très connu ; mais il faut bien maintenir ce principe qu’en littérature la ressemblance avec tel ou tel modèle n’ajoute rien à la valeur d’un type général. Ce magistrat