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vicieux de ces étranges bêtes. Tels nous apparaissent, dans ces nouveaux romans, tous les personnages de Dostoïevsky. Pour arriver à les comprendre, pour se représenter matériellement leurs conversations, leurs attitudes, leurs regards, leurs colères et leurs amours, il faut observer sur un toit la vie électrique de la gent féline ; allures d’ombres, approches sournoises, fuites sans motifs, caresses cauteleuses, rêveries et paresses inquiétantes de l’animal toujours ramassé pour bondir. Ainsi se comportent, dans les chambres d’étudians, de conspirateurs et de filles où nous introduit Dostoïevsky, ces démoniaques réunis pour s’entr’aimer ou s’entre-haïr, sans qu’on puisse savoir au juste lequel des deux sentimens les martyrise ; d’habitude tous deux en même temps. Krotkaïa, l’Esprit souterrain, les Possédés nous ramènent dans ce monde auquel Crime et Châtiment nous avait apprivoisés. On y est toujours éperdu de tendresse et de pitié pour ses semblables, avec un besoin instinctif de leur tirer du sang, de les faire souffrir dans leur propre intérêt. On y dépense plus de vertu et de sensibilité que dans tous les romans du XVIIIe siècle, on y commet plus de crimes et de plus odieux que dans tout le répertoire de l’Ambigu ; mais tandis qu’à l’Ambigu les bons et les méchans se font symétriquement vis-à-vis du côté cour et du côté jardin, ici crimes et vertus logent de compagnie dans les mêmes cœurs. C’est une exagération d’un autre genre ; elle est plus près de la vérité. Ai-je besoin d’ajouter qu’il y a au moins un épileptique dans chacun de ces récits, et que l’auteur fait de lui son héros de prédilection ? Pourtant, à quelques exceptions près, ce n’est point de la littérature fantastique ; le fou n’est pas fantastique, au sens exact du mot, il est tragique et très réel ; or la plupart de ces gens passeraient pour fous en Occident, ils sont en train de le devenir même en Russie. Personne n’est aussi logique qu’un fou, on le voit bien aux discours que tiennent ceux de Dostoïevsky, à leur application sur une idée ; mais il est logique dans une seule direction et jusqu’au bout. Le sens commun ne serait-il en dernière analyse que de l’illogisme pratique ?

Quand le romancier veut s’essayer dans le fantastique à la manière d’Edgar Poë, comme il le fit en écrivant l’Esprit souterrain, il est inférieur à lui-même. Les êtres impalpables qui passent dans cette sarabande hallucinée ne touchent pas terre ; avec l’attention la plus patiente, on ne parvient pas à démêler leurs rapports, leurs sentimens ; tant les indications du metteur en scène sont brouillées, convulsives, bornées parfois à quelques cris hystériques. La seconde partie est illisible. O les cinquante pages du monologue métaphysique d’Ordinof ! Voilà de ces sacrifices au devoir