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sionnaire se faisait scrupule de demeurer auprès de lui ; il craignait de commettre un péché mortel en s’asseyant à sa table, tant il jugeait pernicieuse la compagnie qu’on y rencontrait. Charles a des évêques cependant, mais quels évêques ! Des compagnons d’armes qu’il a pourvus d’évêchés et qui s’y sont installés avec leurs armes, leurs chiens et leurs femmes, « clercs seulement par la tonsure. » Ce n’est pas qu’il ignore que l’église est grande, puissante, vénérée ; il a, comme d’autres, fait des actes pieux et des donations ; mais il n’est point acclimaté dans l’église ; il n’est pas du tout l’homme des prêtres. Que savait-il de l’histoire du monde ? Il avait entendu parler de l’empire assurément et de Constantinople, mais il se faisait de l’empereur une idée bien moins précise que les Germains d’autrefois, les Alaric ou les Théodoric. Quel contraste avec le pape Grégoire ! « Syrien de nation, homme très doux, très savant, suffisamment versé dans les saintes Écritures, sachant et la langue grecque et la langue latine, retenant dans sa mémoire tous les psaumes sans en passer un, et rompu par de très subtils exercices à en comprendre le sens. » Ce prêtre a peu d’idées, mais il en a plus que le soldat, et ses rêves sont plus grands. Répétons le mot : « Il vient du passé, » de ce passé grandiose où le monde vivait sous un chef, dans la paix romaine ; mais le vieil empire décline et s’efface à l’horizon ; à sa place succède l’empire des âmes, régi par Pierre, au nom du Christ. Une immense ambition a pénétré peu à peu dans l’âme du successeur de l’apôtre ; il confond la respublica avec l’église, ou plutôt substitue l’église à la respublica. Bientôt il dira ou laissera dire qu’il est le vrai successeur de l’empereur à Rome, et que Constantin, se retirant à Constantinople, lui a laissé l’Occident. Et, de fait, si l’univers était devenu vraiment chrétien, si l’épée avait été, selon l’ordre du Christ, pour toujours remise au fourreau, si l’humanité s’était transformée en un troupeau d’âmes suivant le pasteur vers les pâturages éternels, pourquoi donc le pape n’aurait-il pas été l’empereur ? Mais l’homme était demeuré méchant ; les villes avaient gardé leurs murailles, les hommes leurs épées. Il fallait au pasteur un défenseur armé. Il l’alla chercher au-delà des monts, apportant avec lui dans l’alliance qu’il lui proposait ses idées et ses vagues rêveries, qui, mêlées à la force des Francs, vont entrer dans l’histoire et modifier le monde.

Ernest Lavisse.