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acte, tel que l’ont fait les librettistes. L’air d’Egmont prisonnier a de la mélancolie ; le récitatif en est touchant, surtout à ces mots, que souligne l’effusion des violoncelles : Dans mon chemin obscur elle était la lumière. Pourtant je voudrais ici plus de grandeur, par exemple, l’heureux emploi d’une phrase sombre qu’on ne fait qu’entrevoir dans l’ouverture et dans le dernier entr’acte, et dont on eût aimé le retour. Le duo, suprême cantique d’amour avant de mourir, est une belle page. Le Kyrie chanté sur un rythme martelé l’interrompt de ses psalmodies brutales, presque féroces, et l’orchestre livre à la funèbre plainte des assauts désespérés. Mais quelle audace de proposer encore à la musique une pareille situation après le Trovatore, après Aïda !

L’interprétation d’Egmont est irréprochable, M. Talazac et M. Taskin ont eu pourtant de meilleurs rôles. Mais la voix de M. Soulacroix est toujours plus charmante et son talent plus distingué. Mlle Deschamps est une cantatrice de goût. Mlle Isaac enfin sait être, quand il le faut, passionnée et dramatique. De son chant nous ne pouvons que redire éternellement : c’est la perfection même. La note, l’expression, le geste, tout est juste, et le public n’est pas comme cet ennemi d’Aristide, qu’un tel éloge finissait par lasser.

Faut-il, à propos d’Egmont, reprendre la question déjà vieille et peut-être immortelle des formes du drame musical, cette question que, selon bien des gens, Wagner a résolue, sur laquelle il a, selon nous, jeté seulement des rayons et des ombres ? Toute œuvre nouvelle ranime les mêmes querelles, les mêmes dédains ou les mêmes regrets du passé, les mêmes appels ou les mêmes défis à l’avenir. L’auteur est-il un avancé ou un retardataire ? Quel est son idéal et sa tendance ? Tient-il pour le drame lyrique ou pour l’opéra ? Sacrifie-t-il les voix à l’orchestre, la musique à la parole ? Ce sont là, croyons-nous, disputes stériles, et peut-être se faudrait-il moins inquiéter des doctrines et des théories. Il n’y a pas de système en art ; il n’y a que des œuvres. Qu’elles soient conçues comme Don Juan, comme les Huguenots, comme Lohengrin ou Faust, elles peuvent être également des misères ou des merveilles, parce que le génie souffle où il veut. Hélas ! il ne souffle pas souvent, et nous traversons une période de calme. Mais l’art, éternel comme Dieu, peut être patient comme lui. D’un point ou de l’autre de l’horizon, le vent finira par se lever : attendons.


CAMILLE BELLAIGUE.