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l’oublier, doña Marina ne crut jamais travailler à l’asservissement de son pays. Son long séjour chez les Tabasqueños, qui, de même que la plupart des nations établies sur le littoral de l’Atlantique, désapprouvaient les sacrifices humains pratiqués par les Aztéques, avait depuis longtemps modifié les idées religieuses de la jeune femme en lui faisant considérer le culte du féroce Mexitli comme une affreuse aberration. Devenue chrétienne, elle seconda les vues de prosélytisme qui animaient Cortès avec l’ardeur que les femmes mettent toujours au service du maître de leur cœur ; c’est en annonçant, en promettant la fin des massacres dont le grand temple de Mexico était le théâtre, que la néophyte suppliait ses compatriotes de se ranger sous les lois du Dieu des Espagnols. Bonne, humaine, elle admirait ce Dieu qui, mort pour racheter les hommes au lieu d’être leur meurtrier, ne demandait d’autre hommage que la fumée de l’encens, le murmure des prières ou le parfum des fleurs.

Comment se fait-il que les historiens de la première heure, ceux même qui connurent doña Marina, se soient montrés si sobres de détails sur une personne dont, au passage, ils ne peuvent se défendre de constater le charme souverain, l’intelligence hors ligne, le dévoûment à leur cause? Grâce à leur regrettable réserve, doña Marina, par certains côtés, nous apparaît sous une forme vague, flottante, qui n’est point celle qui lui convient. Tous les chroniqueurs nous montrent le diplomate, l’infatigable auxiliaire de leur capitaine, l’héroïne qui le suivait au milieu des combats pour exciter son courage, qui criait merci aussitôt la victoire conquise; mais aucun de ces soldats, auxquels la beauté, la grâce de la belle Indienne arrachent pourtant à l’improviste un mot admiratif, n’a songé à nous la peindre en pied, à nous la présenter sous un jour essentiellement féminin. Est-ce la position irrégulière de la jeune femme près du chef de l’expédition, qui, sur ce point, a scellé les lèvres et enchaîné les plumes? La chose n’est pas improbable si l’on se souvient que la plupart de ces chroniqueurs tenaient à l’église par quelque lien ; que louanger Marina comme femme eût été pour eux, aussi bien que pour les dévots lecteurs auxquels ils s’adressaient, exalter une des œuvres de Satan.

Nous n’avons plus ces scrupules, et c’est une image bien tentante que celle de doña Marina. Mais comment faire renaître, à l’aide des trente ou quarante lignes que lui consacrent au passage les écrivains du XVIe siècle, les doux et brillans côtés de cette femme, qui, née princesse, devenue esclave, puis presque reine, connut de la vie tous les extrêmes? De cette femme qui, brusquement arrachée de la scène du monde par des événemens et des raisons d’un ordre moral qu’elle eut certainement peine à comprendre, dut. nouvelle