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bien autrement sévères que nos lois françaises, soumet à une autorisation préalable la profession de débitant de liqueurs, et impose à leur industrie des restrictions que notre libéralisme français ne supporterait pas, entre autres l’obligation de ne pas ouvrir les dimanches, jours de Noël et vendredi-saint, avant une heure de l’après-midi et de trois à six heures du soir. Encore cette législation ne suffit-elle pas aux sociétés de tempérance, qui réclament sinon l’interdiction complète de la vente des boissons alcooliques, du moins une loi rendant cette interdiction facultative au gré des municipalités. Le mouvement des esprits est dans ce sens, et il est probable que de nouvelles restrictions seront prochainement introduites dans la législation des cabarets. En Suisse, le conseil fédéral élabore en ce moment, pour le soumettre au vote populaire, un projet de loi qui apportera d’importantes restrictions à la vente de l’alcool en gros et soumettra à l’autorisation préalable la vente de l’alcool au détail. La profession de cabaretier est soumise à la réglementation dans presque tous les pays d’Europe. Seule la France se distingue par cette liberté singulière sur laquelle il serait vraiment temps de revenir. La multiplication du nombre des cabarets n’a pas seulement pour conséquence de multiplier les cas d’ivresse : on peut dire avec raison que celui qui a la passion de boire trouvera toujours moyen de satisfaire cette passion. Mais lorsque l’homme qui vit du travail de ses mains rencontre à chacun de ses pas un lieu où il peut dépenser son argent en compagnie de ses camarades, il est impossible que la pensée d’y entrer ne lui vienne pas plus souvent. Ce qui est funeste au peuple de Paris, c’est l’habitude du cabaret, ce sont les visites fréquentes au comptoir du marchand de vin : le matin, avant l’entrée à l’atelier ou au chantier ; dans l’après-midi, après le repas et à la fin de la journée de travail ; le soir, entre le dîner et le coucher. Il n’est pas rare qu’un ouvrier qui se considère lui-même comme sobre et rangé entre au cabaret quatre fois par jour, et cela sans compter les journées entières consacrées parfois aux tournées, ou bien les longues heures passées à deviser politique et à réformer la société, en écoutant la lecture de quelque compte-rendu de réunion publique. Demandez son avis à la ménagère : elle vous dira que le cabaretier, c’est l’ennemi, l’ennemi de l’épargne, l’ennemi de la famille. Pendant longtemps les pouvoirs publics l’ont traité un peu comme tel; aujourd’hui ils le traitent en ami et en allié. Quels que soient les motifs qui les déterminent, n’a-t-on pas le droit de dire que, sur ce point, ils manquent un peu à leur devoir?