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et d’un enterrement qu’elle avait voulu convenable avaient mangé toutes les économies. Le lendemain elle avait repris sa chaîne qu’elle n’avait pas cessé de porter depuis dix ans, insouciante dans la forme, amère dans le fond, raillant ses amours d’autrefois, et terminant son récit par ces mots gouailleurs : « On est bête, n’est-ce pas, quand on est jeune ? »

Si j’ai rapporté cette histoire, malgré sa crudité, c’est qu’on y trouve l’assemblées toutes les circonstances qui, dans les milieux populaires, peuvent entraîner une femme à la chute, la grossièreté de l’éducation première, la difficulté de la vie, les tentations de la jeunesse, la trahison de l’homme. C’est qu’en même temps, dans cette triste existence dont chaque faute a une excuse, on saisit cependant l’instant de la défaillance première, dont toutes les autres ont été la conséquence finale, le moment où la route âpre et droite a été abandonnée pour celle plus facile et plus douce qui a conduit jusqu’à l’abîme. Il ne faut pas, en effet, que la compassion infinie à laquelle ont droit les êtres tombés entraîne à un fatalisme moral qui ferait oublier le principe de la responsabilité. Si l’on pouvait remonter le cours de toutes les existences et pénétrer leurs mystères, on vendait, j’en suis convaincu, qu’à un moment donné, tout être humain, homme ou femme, a été le maître de sa vie; qu’il aurait pu ne pas suivre la voie qu’il a suivie, ou remonter la pente qu’il avait descendue. Si le mal au début n’a pu être évité, le mieux a toujours été possible, et le mieux, dans telle existence, n’est-il pas plus méritoire que le bien dans telle autre? Mais, sans pousser plus loin ces considérations philosophiques, je ferai remarquer également que, dans cette histoire que j’ai prise comme type, si la misère ne joue pas le premier rôle, cependant elle a aussi sa part. Ce qui pousse en partie la jeune fille dans les bras de cet homme éternel qu’on rencontre au début de tant d’existences misérables, c’est la difficulté de subvenir seule à ses besoins. En lui elle espère trouver on appui, et elle ne prévoit pas que l’abandon de ce premier homme la mettra tôt ou tard à la merci d’un second et l’abandon du second à la merci d’un troisième jusqu’au jour où, d’amant en amant, elle finira par se donner sans choix, sine delectu, comme disait le droit romain dans sa langue précise. Si donc la misère n’est que rarement, et je crois pouvoir dire jamais, la cause unique et première de la prostitution, elle en est souvent la cause seconde, et c’est là une des conséquences de la condition faite aux femmes dans les grandes villes sur laquelle il ne faudrait pas fermer les yeux.

D’autres, cependant, se livrent à l’inconduite par mollesse de nature et horreur de l’effort. A peine ont-elles quitté la famille pour entrer à l’atelier, que le travail les rebute. Au lieu de s’user les yeux