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d’un opéra ; et le succès de ce coup d’audace, et les conséquences qu’il eut pour le jeune compositeur en lui ouvrant prématurément la carrière dramatique, et les longues années de manière italienne qui s’ensuivirent, jusqu’au jour où Gluck s’éprit d’un plus haut idéal. L’homme nous est donc familier. Quant à l’œuvre, elle est dans toutes les mains, et les triomphantes reprises d’Orphée et d’Alceste au Théâtre-Lyrique sont encore présentes à notre mémoire. Avec un pareil ensemble de documens et de souvenirs, rien de plus facile en apparence que d’asseoir un jugement définitif. D’où vient pourtant qu’il est presque impossible de ressaisir et de fixer cette curieuse physionomie ; qu’à tout moment, elle se dérobe et nous échappe ? Essayons un peu d’appliquer à Gluck les procédés chers à la critique moderne. La philosophie de l’art peut-elle nous dire quelles affinités secrètes orientèrent vers la France ce compatriote de Sébastien Bach formé dans les conservatoires d’Italie, ou, — si l’on préfère renverser la question, — nous expliquera-t-elle quelle bizarrerie du sort avait fait naître au cœur de l’Allemagne ce futur adepte des théories esthétiques de l’Encyclopédie ? Où trouver ici l’influence du milieu et du temps sur la production de l’œuvre d’art ? Veut-on maintenant rattacher Gluck à l’évolution artistique de son époque ? Précisément, sa venue coïncide avec une phase décisive de l’histoire musicale : Vienne s’apprête à recueillir l’héritage de Venise, de Leipzig et de Naples ; au souffle des brises italiennes, une sève plus douce et plus colorée pénètre le vigoureux organisme de la polyphonie scolastique ; c’est le moment où l’art, parvenu à la pleine perfection de sa technique et se relâchant de son austérité première, s’humanise ; où le style prend plus d’abandon et d’éclat, l’enjouement dans la grâce, l’effusion dans la tendresse, l’emportement dans la passion. Mais cette transformation capitale se passe à côté et comme en sens inverse de Gluck ; après vingt ans de fidélité, il tourne brusquement le dos à l’Italie au moment même où l’Allemagne s’en rapproche. Par la date de sa naissance, il formerait, avec Emmanuel Bach et Haydn, le trait d’union de Jean-Sébastien à Mozart ; en fait, ses attaches avec les uns et les autres se bornent, de leur part et de la sienne, à quelques emprunts qui ne tirent guère à conséquence entre musiciens du XVIIIe siècle ; voilà du coup la célèbre théorie de M. Taine en déroute sur toute la ligne. Et quand on laisserait de côté les méthodes scientifiques, quand on voudrait seulement appliquer ici un de ces termes généraux qui résument l’impression produite par une œuvre, l’embarras serait le même. Gluck n’a ni la candeur ingénue des primitifs, ni la perfection des classiques, ni la mélancolie inquiète des modernes. Ce révolutionnaire de la musique est surtout