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mérites de Gluck n’y sont nullement méconnus ; l’auteur demande seulement qu’on veuille bien ne pas exécuter Piccinni sans l’avoir entendu, car « il n’est peut-être pas vrai que M. Gluck soit le seul musicien de l’Europe qui sache exprimer les passions, il n’est peut-être pas vrai, comme on voudrait le faire croire, que la dureté, l’âpreté soit essentielle au style de la bonne musique… La mélodie sans expression est peu de chose ; l’expression sans mélodie est quelque chose, mais n’est pas tout. » Que faire alors ? Concilier les deux termes : « Que la poésie et la musique soient émules, mais sans se nuire l’une à l’autre, car, dans l’effet général du spectacle qui les rassemble, ni le plaisir de l’âme, ni celui de l’oreille ne doit être sacrifié. »

Rien de plus désirable et rien de moins facile. L’art, comme l’amour, vit de sacrifices, surtout dans ce mariage de raison que la musique et le drame ont contracté à l’Opéra. Du moins faudrait-il que les concessions fussent réciproques. Mais les avocats du chevalier ne l’entendaient pas ainsi. Lorsque La Harpe demande s’il est convenable qu’Achille et Agamemnon se bravent en duo et qu’on les entende tous deux à la fois, dans le feu de la dispute, comme des gens du vulgaire qui se querellent, « l’Anonyme de Vaugirard, » à bout d’argumens, lui répond : « S’il est des situations ou des affections de l’âme qui se refusent à l’expression musicale, c’est la faute de la musique, et il est bien injuste d’en faire un crime au musicien ; il faut bien qu’il mette en musique tout ce que le poète a mis en vers. » De toute la fastidieuse polémique de Suard et de La Harpe, retenons seulement cet aveu ; il va nous donner le dernier mot de la théorie conçue et développée par les hommes de lettres à l’usage de Gluck.

Pour Diderot, pour Grimm et pour Jean-Jacques, la difficulté du drame lyrique ne consiste qu’à faire chanter la langue et parler la musique ; c’est d’une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la musique dramatique. Gluck, à son arrivée en France, se plaça sur ce terrain étroit, et s’y cantonna davantage à mesure qu’il fréquenta nos publicistes. Comme, dans la tragédie, c’est le dialogue qui conduit l’action, on crut qu’à l’opéra il en devait être de même, et qu’il n’y avait qu’à perfectionner la déclamation pour créer le drame musical. Exprimer les affections de l’âme, dessiner des caractères, faire progresser l’intérêt, rien de plus simple ; un bon poème lyrique devant réunir toutes ces qualités, il va suffire, pour les communiquer à la musique, que le musicien se conforme strictement à la pensée du librettiste « en y ajoutant seulement ce qu’ajoute au dessin la couleur. » Sitôt que cette idée eut pris corps dans le cerveau de Gluck, elle l’envahit