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dislance en distance, comme dans le monologue : « Enfin il est dans ma puissance. » Plus caractéristique encore est l’air de Renaud au deuxième acte, — un véritable andante symphonique sur lequel la voix brode de délicates arabesques. Partout, dans les passages de déclamation comme dans les airs mêmes, c’est l’orchestre qui forme la trame et maintient la consistance. Ce n’est là qu’un expédient, sans doute, et dont l’usage habituel aurait, à la longue, l’inconvénient de déplacer l’intérêt : tel quel, il supplée dans une certaine mesure à ce que l’inexpérience du contre-point ne permet pas au compositeur de réaliser par les ressources du style figuré ; mais il ne suffirait pas à corriger les autres défauts du système. Gluck, le comprit probablement ; toujours est-il qu’il l’abandonna presque aussitôt. L’accompagnement des récitatifs d’Iphigénie en Tauride n’offre plus aucun dessin suivi ; le songe et la tempête du premier acte, la grande scène du quatrième ne sont soutenus que par la persistance d’un même rythme à l’orchestre. Sans les airs, plus nombreux peut-être dans cette partition que dans aucune autre de Gluck, l’œuvre musicale croulerait de toutes parts. En plein opéra français, à l’apogée de sa troisième manière, c’est encore et seulement par ce dernier reste de tradition italienne que Gluck est demeuré musicien.


V.

Musicien de grande race, certes, mais non pas de race pure ; telle est la conclusion qui se dessine, à mesure qu’on pénètre dans le secret travail de sa pensée. Avec son éducation tronquée et ses hautes facultés musicales, entouré comme il l’était à Vienne des plus grands maîtres du moment, et devant sentir nécessairement son infériorité, deux partis lui restaient : compléter ses études techniques, ou se chercher un point d’appui en dehors de son art. Il choisit le dernier. Quel musicien n’a pas fait ce beau rêve, de traduire dans la langue des sons les plus intimes mouvemens de l’âme ? Gluck, homme de théâtre, devina qu’il y avait là pour l’opéra des destinées nouvelles, et pour lui-même de la gloire à conquérir ; par la peinture des sentimens, il se rattachait à l’évolution de son époque vers la musique expressive ; en introduisant le « sujet » dans la musique, il détournait l’attention de sa facture ; on n’allait plus se préoccuper de la couleur et du dessin, mais seulement de la ressemblance et du rendu. Ce fut son coup de maître d’avoir deviné ce que, dans le drame musical, la poésie lui offrait de ressources pour remédier au vague