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en donnât la flamme, qu’on lui permît de l’emporter pour en orner un cheval de bois sur lequel il aimait à se balancer et qui, prétendait-il, le mordait de temps à autre. Tout cela semblait suspect aux gens avisés ou réfléchis, mais leurs doutes paraissaient impies aux croyans. On avait décidé que la merveilleuse histoire était vraie, et tout Nuremberg y croyait. Il y a des épidémies morales et des temps où rien n’est moins commun que le sens commun.

Caspar Hauser, devenu l’enfant adoptif de toute une ville, n’était plus en prison. Après avoir été recueilli par la famille du geôlier Hiltel, il avait logé chez le professeur Daumer, qui le tenait pour un prodige, puis dans la maison du conseiller municipal Biberbach. Sa renommée s’était répandue partout. On s’occupait de son aventure jusque dans les cours et les chancelleries. On s’épuisait en conjectures pour découvrir ses parens, pour scruter le mystère de sa longue séquestration. On lui faisait raconter ses rêves dans l’espérance d’en tirer quelque lumière. De grands personnages passaient tout exprès par Nuremberg pour le voir et l’interroger. Le comte Stanhope le prit en si vive affection qu’il voulut se charger de son avenir. On lui avait donné des maîtres, on s’efforçait de le dégrossir, de le façonner; on tâchait de lui apprendre le latin. Il l’étudiait depuis des années qu’il écrivait encore : « Veræ et certæ hos nutios sunt, » ce qui voulait dire sans doute : « Ces nouvelles sont vraies et certaines. » Paresseux, engourdi comme une marmotte, il se plaignait qu’on lui desséchât l’esprit dans l’étude de tous ces fatras. Son seul goût marqué était pour l’équitation, où il excellait. Il montrait, du reste, peu de reconnaissance des soins et des devoirs qu’on lui rendait. Il avait l’âme basse et grossière, le cœur dur, ingrat, et son insupportable vanité, imprudemment choyée, croissait de jour en jour. Les femmes raffolaient de lui, le comblaient de grâces et de présens, lui contaient des douceurs ; on eût dit Titania caressant Bottom et sa tête d’âne. « O Caspar ! s’écriait l’une, que tes petites oreilles sont charmantes ! « Une autre s’offrait à lui chausser ses éperons. Plusieurs étaient sérieusement éprises de ce butor; dans le cœur d’une Allemande, la pitié s’échauffe, fermente et se convertit bien vite en amour.

Un incident, qui fit beaucoup de bruit, acheva de démontrer aux gens de bonne volonté que Caspar Hauser était un jeune homme de haute liguée et que ses persécuteurs inconnus avaient un grand intérêt à le faire disparaître. Le 17 octobre 1829, pendant qu’il logeait chez le professeur Daumer, il fut surpris dans le cabinet d’aisance par un homme noir, qui le frappa au front avec un instrument tranchant et s’éloigna en disant : « Tu mourras avant d’avoir quitté Nuremberg. » Caspar avait reconnu dans cet homme noir celui qui l’avait tiré de son caveau et qui voulait sans doute le punir d’avoir rompu le silence et révélé son