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sur cette noble tête; mais l’expression de ses yeux, brûlante, fatiguée, maladive, accusait des luttes intérieures terribles, incessantes, inavouées. » Il y a plusieurs portraits de Marianna dans le roman de Sandeau, mais celui-ci est le plus large, et, avec la marque du temps, de la plus belle touche. Je ne saurais oublier de signaler aussi de jolis, très jolis paysages, gracieux et poétiques, mais cependant réels, réellement vus, et tous ou presque tous rendus avec autant de discrétion que de justesse et de sincérité. Peintre habile, Sandeau n’a jamais abusé de la description, et il faut lui en savoir gré, parce qu’en effet il l’eût pu, s’il l’eût voulu.

Mais il y a autre chose encore dans Marianna, quelque chose de plus et de mieux. Et d’abord la peinture la plus ressemblante ou du moins la plus sincère que je sache, de cette façon forcenée d’aimer qui fut celle de toute la génération romantique. Tout le monde n’aime pas de la même manière, et chacun a la sienne; mais les romantiques ont aimé comme personne, avant eux, n’avait fait, ni depuis ; et Sandeau, qui en avait souffert, y a su compatir. Certes, Indiana, Valentine, Lélia même et Jacques sont de curieuses peintures de l’amour romantique ; cependant relisez-les, ni pour la justesse du trait, ni pour la profondeur de l’observation, ni pour la vérité de l’impression elles ne valent Marianna. George Sand, selon son instinct, n’a pris dans la réalité qu’un point de départ ou d’appui, qu’elle quitte aussitôt, pour en revenir au rêve intérieur de son imagination. Sandeau s’est contenté de rassembler ses souvenirs, de les éclairer les uns par les autres, et de mettre dans le récit cette logique, cette suite, cette gradation que ne donne point la réalité. C’est pourquoi Marianna est la fidèle image de ce mal d’amour romantique dont Flaubert, vingt ans plus tard, devait donner la caricature dans Madame Bovary. C’est en même temps aussi, puisque le mot est toujours à la mode, une belle étude psychologique, un beau cas de passion, savamment et impitoyablement démontré. Je rappelais tout à l’heure Indiana, Valentine, Jacques; comparez maintenant le Lys dans la vallée; c’est encore à Sandeau que la supériorité demeure, et le bonhomme, ainsi que nos jeunes gens l’appellent, a mieux vu que leur grand analyste. Oserai-je le dire, — et quoique l’autre jour encore j’entendisse vanter le charme séducteur de Marianna, — c’est un des beaux livres que l’on ait faits contre l’amour, et pour en inspirer, sans le vouloir peut-être, mais non pas toutefois sans y songer un peu, l’épouvante ou même le dégoût; un livre de l’espèce ou de la famille d’Adolphe, plus ironique et plus cruel au fond qu’il n’en a l’air. Quel chef-d’œuvre ce serait, s’il était écrit seulement d’un autre style, dans la langue algébrique de Stendhal, par exemple! Car, de même qu’il y avait en Sandeau un observateur plus subtil et plus pénétrant qu’on