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La cour quadrangulaire, mesurant au bas mot un demi-hectare, est entourée de constructions sans la moindre unité, où hommes, animaux et moissons trouvent un abri. A gauche, on entre dans la ferme par une petite porte basse. Le rez-de-chaussée est consacré aux besoins de l’exploitation. Un escalier en colimaçon aux marches de pierre creusées par l’usure, conduit au premier étage, composé de grandes pièces, dont le mobilier n’est ni assez ancien pour avoir acquis de la valeur, ni assez moderne pour être élégant et confortable.

Aujourd’hui, la propriétaire de la Muleterie est Mlle d’Aumel, ayant au moins la cinquantaine ; elle a passé là toute sa vie avec M. D’Aumel, son oncle et son parrain tout à la fois. Celui-ci poussait jusqu’à l’invraisemblance l’art de faire des économies de bouts de chandelles et cela sans métaphore, car, protestant contre les inventions modernes, on ne se servait chez lui ni de lampe, ni de bougie. En somme, il finit par atteindre son but : à savoir, arrondir son domaine jusqu’à en faire une propriété d’un seul tenant, rapportant, bon an mal an, 25,000 livres de rente.

Mlle d’Aumel hérita, non-seulement de la fortune territoriale de son parrain, mais aussi de ses goûts agronomiques. Briguant les récompenses au comice agricole du département, comme une coquette ambitionne les succès du monde, elle ne cédait à personne l’honneur de présenter ses élèves au jury, ni le plaisir d’entendre primer ses belles génisses désarmées (sans cornes).

Tous les ans, au mois d’août, sa vie si régulière et passablement monotone, était égayée par l’arrivée du fils de son frère, mort depuis des années. Didier avait l’habitude de venir passer ses vacances à la Muleterie. Tout en ayant fait les études universitaires les plus brillantes, tout en obtenant de grands succès à l’École de droit, il prétendait n’être qu’un agriculteur en herbe. Après dix mois passés à pâlir sur les textes de Dumoulin, Cujas et autres jurisconsultes, le manque d’air respirable et d’exercice l’assoiffait d’oxygène et de liberté. Quand il quittait Paris, il avait l’air d’un prisonnier qui vient d’obtenir son élargissement. Il déclarait à qui voulait l’entendre, même à ses illustres professeurs, que conduire la charrue était pour lui l’idéal de l’existence.

Mlle d’Aumel se flattait qu’avec le temps les goûts agronomiques de son neveu, finiraient par l’emporter sur les attraits du droit romain et les séductions du droit civil.

S’autorisant, comme il arrive souvent à la nature humaine, des goûts d’autrui pour flatter les siens propres, et gagnée d’ailleurs aux idées modernes, elle ménageait tous les ans à Didier quelque surprise sous forme d’instrument aratoire, mû par le manège ou la vapeur, de charrues bisocs pour labours ordinaires, etc. Ses voisins,