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ne le montre que prudemment, discrètement : on raconte que le comédien chargé de ce rôle, les premiers soirs, tournait le dos à la salle, par honte et par pudeur ; de même, au figuré, on peut dire que l’auteur a présenté le personnage de dos, tout au plus de trois quarts. D’ailleurs, il a corrigé la tristesse de la situation par la jovialité de cette commère, Mme Guichard. Enfin, il a donné mission à Montaiglin, à Raymonde elle-même et à Mme Guichard de juger perpétuellement ce pauvre sire ; l’opinion sévère qu’ils ont de lui et qu’ils expriment, c’est évidemment celle de M. Dumas, et le public s’y range volontiers : pas d’incertitude, pas de malaise de conscience. Mêmes précautions dans l’Étrangère : la vilenie morale de Septmonts est sauvée par l’élégance et par l’esprit; et tous les personnages, sans relâche, commentent ses actions et ses paroles au nom de l’auteur et pour la satisfaction de l’auditoire. C’est ainsi que de semblables héros paraissent des hommes et non pas des monstres, et que le spectateur, sans se plaindre, en supporte la vue.

Mais, chez M. Becque, c’est une autre affaire. Des caractères de cette sorte, il les lâche sur la scène et ne s’en occupe plus. Il permet qu’ils apparaissent de face, en pleine lumière, sans voile ni parure, sans reflet de la gaîté ni de la morale d’autrui. Ces gens-là nous affrontent, ils font librement ce qu’ils ont à faire, ils disent tout de go ce qu’ils ont sur le cœur; et ni leur allure, ni le tour de leurs paroles, ni le commentaire d’aucun autre personnage ne nous signifie au fur et à mesure ce que l’auteur pense d’eux et ce que nous en devons penser. A peine entrée, cette jeune fille envoie chercher un jeune homme; et, toute seule, elle s’écrie : u Viens, viens, mon gentilhomme, mon guerrier!... » Ce gentilhomme paraît, et voici le début de l’entretien : « Dites-moi ce que vous faisiez lorsque vous avez reçu mon message. — J’étais en train de voir un cheval que j’achèterai probablement. — Et comment l’appellerez-vous, ce cheval? — Mais il a déjà un nom : Cadet-Roussel ! Voulez-vous que je le débaptise pour lui donner le vôtre? » Sans doute, un cavalier appartenant à une de nos meilleures écuries a pu faire cette galante réplique; et, de même, une liseuse de romans a pu improviser cette ode au guerrier. Mais quand le public, à la première approche des personnages, reçoit de telles bordées, il fait : « Oh ! oh ! » et puis : « Ah ! ah ! » Il se révolte, il ricane.

Ce jeune homme dit à cette jeune fille : « Je n’ai qu’une proposition à vous faire; si le fond ne vous en déplaît pas, je lui donnerai la forme que vous voudrez. » Eh bien ! ni lui ni elle, avec un fond véritable de sentimens humains, ne leur donnent la forme que voudrait le public. Et ce n’est pas seulement leurs paroles qui l’étonnent, mais leurs actions. Toute la conduite de l’héroïne, si l’on y réfléchit à loisir, on la