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selon toutes les prescriptions de la théorie? Le commandement : A droite et à gauche en bataille! fut-il régulièrement donné? Ce fut plus tard l’affaire des épilogueurs de soulever ces graves questions. Au moment critique le carré fut formé tellement quellement; c’était l’essentiel. L’essentiel encore était d’empêcher les hommes de tirer trop tôt; déjà les armes s’inclinaient. «Attention! soldats, à mon commandement! Vive le roi! — Vive le roi! vive le commandant ! » répondirent les soldats, et les armes se redressèrent. A quarante pas du bataillon, les premiers rangs de la cavalerie arabe, étonnés de son attitude, ralentirent leur allure; il en résulta parmi ceux qui les suivaient un à-coup. Changarnier saisit l’instant : « Commencez le feu! » Au bout de quelques minutes, l’ennemi se retira en désordre et ne se rallia qu’à très grande distance. En avant, autour du bataillon, la terre était jonchée de cadavres d’hommes et de chevaux ; mais le succès avait coûté cher : un officier et seize hommes tués, quarante blessés; le commandant, pour sa part, avait eu la clavicule droite labourée par une balle. Les blessés relevés, chargés sur les cacolets, envoyés à l’ambulance, le bataillon se remit en marche, sans être inquiété davantage. « Mes amis, disait le commandant à ses soldats radieux, nous ne sommes que trois cents et ils sont six mille; eh bien! ils ne sont pas encore assez nombreux pour nous! » Quand le bataillon arriva, vers une heure, à la halte où l’attendait l’armée, témoin de son exploit, des acclamations et des bravos l’accueillirent; le maréchal vint à la rencontre du commandant et le félicita chaudement de son habile et vigoureuse conduite. En un quart d’heure, le nom de Changarnier était devenu célèbre, et c’était justice. L’exemple donné par cette poignée d’hommes bien commandés eut sur les troupes un effet subit; partout dans tous les rangs, dans tous les corps, il réveilla l’énergie morale.

Quand la marche fut reprise, les Arabes reparurent plus nombreux ; mais un ordre bien réglé s’était établi dans la colonne protégée par le feu des tirailleurs et par les charges répétées des chasseurs d’Afrique. Il était bon que le moral des troupes eût été relevé, car elles avaient encore bien des épreuves et de tristes spectacles à subir. Deux prolonges vides se trouvaient sur le bord du chemin ; il n’y avait pas d’attelages pour les emmener; néanmoins une vingtaine d’éclopés ou de malingres s’y jetèrent. On eut beau leur donner vingt fois l’ordre de descendre; on eut beau les prévenir qu’ils allaient être abandonnés s’ils ne suivaient pas le mouvement; rien n’y put faire. Cependant l’armée ne pouvait pas être arrêtée par l’aveugle obstination de vingt hommes; cinq minutes après que l’extrême arrière-garde les eut dépassés, on entendit les hurlemens des Arabes et les derniers cris de leurs victimes.