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faux, d’une voix sèche, aiguë, d’une voix d’acier qui nous va au cœur, et qui doit en passant lui déchirer la gorge comme une lame. Le mari, cependant, quelle figure fait-il? La figure d’un homme du monde, étonné, qui doute des faits, que la seule possibilité d’un pareil accident ne peut bouleverser jusqu’au fond de l’âme, puisqu’il n’a guère d’âme ni de fond; qui n’est pas précipité tout d’un coup aux extrémités de la colère et du désespoir; qui est contrarié seulement et dérangé, qui s’enquiert et discute de plain-pied, et pied à pied, interrogeant par brèves questions, écoutant avec patience, pour savoir exactement ce qu’il y a d’authentique dans cette désagréable aventure. Quand sa femme, au chapitre du souper, lui désigne le maître d’hôtel, « un gros... — Eugène! » interrompt-il du ton le plus naturel, en vieil habitué de la Maison-d’Or. « Eugène!.. » Le caractère, la condition, la biographie du personnage est dans ces trois syllabes, tombées naïvement de sa bouche, « Eugène » vaut une comédie.

« Est-il possible! murmurent les raisonneurs d’entr’acte (et la réponse qu’ils sollicitent est facile à trouver), est-il possible qu’une femme honnête, une femme du monde, fasse ce qu’a fait Francillon? » Ils admettraient plutôt qu’elle fît ce qu’elle n’a pas fait! Ils accordent pourtant, à qui les presse, qu’une femme honnête, une femme du monde, au moins de ce monde-ci, peut avoir l’idée d’un pareil tour, qu’elle peut en commencer l’exécution et suivre son mari au bal de l’Opéra; mais une fois là, prise de peur, elle s’enfuirait et rentrerait chez elle, un peu honteuse de l’escapade. Eh bien! pour qu’elle pousse jusqu’où va Francillon, il suffit d’imaginer que l’héroïne est douée de plus d’énergie. N’est-ce pas le droit du poète dramatique? N’admettez-vous pas qu’Hermione, en 1887, suive Pyrrhus à l’Opéra et soupe, au besoin, avec un Oreste de hasard? Francine, d’ailleurs, non-seulement demeure honnête, mais femme du monde; elle a pris soin, dans son trouble, que le masque à barbe de dentelle, qu’elle achetait chez le costumier, fût neuf, et, par avance, en entrant au cabaret, elle a payé le souper.

Autre objection : Francine, en présence de Lucien, joue trop bien son rôle; et, en même temps, elle est trop sincèrement émue. — C’est qu’elle a une intelligence peu ordinaire et cette lucidité de la passion qui se sait dans son droit; c’est aussi qu’il y a de quoi être émue, même innocente, après une pareille nuit, et surtout lorsqu’on la raconte à son mari, et qu’on ajoute à la vérité un pareil mensonge, et qu’on guette l’effet de ces déclarations sur cet homme qu’on aime, et que, de cet effet, dépend la certitude qu’on est encore aimée de lui ou qu’on ne l’est plus! Remarquez, enfin, que Francine s’enivre de sa calomnie à mesure qu’elle parle, et que cet amer poison la soutient et l’aide à jouer son rôle, et qu’en même temps il lui donne la fièvre. Et ne vous étonnez pas, d’ailleurs, que, cette première fièvre une fois