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tombée, elle persiste en sa douloureuse fable : ignorez-vous qu’on s’entête et qu’on s’acharne dans un faux témoignage, même contre soi ; qu’on se persuade presque, à la longue, surtout si l’on est femme, et qu’on touche à l’hallucination? Et Francine, même de sang-froid, ne veut pas avoir fait et dit pour rien ce qu’il lui a tant coûté de faire et de dire: elle ment à son beau-père, à ses amis, à son amie même, pour qu’ils confirment son mensonge à son mari. Et Francine, affolée, lorsque reparaît son convive, dit à Lucien : « Voilà l’homme! » parce que, de cette parole qui lui fait voir l’outrage, elle a une dernière chance de réveiller ses sentimens comme d’un coup de fouet, ou que du moins elle se sera vengée comme par un soufflet inutile !

Cependant, nous voilà dans le troisième acte : c’est là que le mari se fait connaître à plein, créature inerte, âme neutre en un corps d’homme. La variété n’est pas extrêmement rare dans le monde; surtout dans ce monde élégant, où l’on en voit de pires : elle n’a jamais été, que je sache, si bien déterminée en littérature, au moins en littérature dramatique. C’est qu’il est difficile partout, et singulièrement sur la scène, de montrer le néant moral. Or, ce néant, c’est le caractère des originaux en question : il faut donc que celui du personnage soit fait de rien. On sait, depuis Sosie, que rien « veut dire rien ou peu de chose : » ici, bien entendu, c’est plutôt peu de chose. Mais que ce peu de chose est malaisé à manier! Quel miracle de le mettre en œuvre de façon significative! M. Dumas a fait ce miracle en certaine scène, qui est la plus originale, et, peut-être, la plus précieuse de la pièce. On y voit Lucien confessé par son ami Grandredon, à peu près comme le duc de Septmonts naguère par son témoin Clarkson ; mais que la matière ici est plus fine et l’exécution plus délicate ! Le spectacle est aussi amusant, et la leçon plus profonde. Je ne sais qu’admirer davantage : la subtile et vigoureuse ironie, par laquelle Stanislas amène Lucien à reconnaître que, dans cette situation où une conscience plus vivante et plus sensible que la sienne agoniserait de douleur, il est simplement a ahuri; » ou bien la naïveté scélérate, — si élégante, — avec laquelle ce mari, au lieu de s’en tenir au cas tragique de sa femme, arrive, par une pente insensible, à s’occuper des comiques affaires de sa maîtresse. Un fragment de chef-d’œuvre, cette scène : l’art du moraliste dramatique ne peut ni effleurer plus légèrement le cœur de l’homme, ni, par ce jeu, y pénétrer plus avant.

Mais justement, Lucien étant ce qu’il est, de bonnes gens cmt peine à croire que Francine puisse l’aimer : il est trop indigne d’elle ! Ces gens se figurent, sans doute, qu’une imperturbable équité règne dans le domaine des sentimens. Mais non. Dieu merci! Car, s’il y a un Dieu pour les amans, comme l’assure le proverbe, il y en a un pour les maris : la société en fait foi. Où irions-nous, miséricorde! et quelle serait