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faisait, et ne distribua mieux son temps entre les choses qu’il avait à faire. Jamais esprit ne fut plus inflexible à refuser l’occupation, la pensée qui ne venait ni au jour ni à l’heure, plus ardent à la chercher, plus agile à la poursuivre, plus habile à la fixer quand le moment de s’en occuper était venu. » — Lui-même disait plus tard[1] que « les divers objets et les diverses affaires étaient casés dans sa tête comme dans une armoire. Quand je veux interrompre une affaire, ajoutait-il, je ferme son tiroir et j’ouvre celui d’une autre. Elles ne se mêlent point l’une avec l’autre et jamais ne me gênent ni me fatiguent. Veux-je dormir ? je ferme tous les tiroirs et me voilà au sommeil. » On n’a pas vu de cerveau si discipliné et si disponible, si perpétuellement prêt à toute besogne, si capable de concentration soudaine et totale. « Sa flexibilité[2] » est merveilleuse « pour déplacer à l’instant toutes ses facultés, toutes ses forces, et pour les porter sur l’heure toutes à la fois sur l’objet seul dont il est affecté, sur un ciron comme sur un éléphant, sur un individu isolé comme sur une armée ennemie… Pendant qu’il est occupé d’un objet, le reste n’existe pas pour lui ; c’est une espèce de chasse dont rien ne le détourne. » — Et cette chasse ardente que rien ne suspend, sauf la prise, cette poursuite tenace, cette course impétueuse pour qui l’arrivée n’est jamais qu’un nouveau point de départ, est l’allure spontanée, le train naturel, aisé, préféré de son esprit. « Moi, disait-il à Rœderer[3], je travaille toujours ; je médite beaucoup. Si je parais toujours prêt à répondre à tout, à faire face à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver. Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup ce que j’ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c’est ma réflexion, c’est la méditation… Je travaille toujours, en dînant, au théâtre. La nuit, je me réveille pour travailler. La nuit dernière, je me suis levé à deux heures, je me suis rais dans ma chaise longue, devant mon feu, pour examiner les états de situation que m’avait remis hier soir le ministre de la guerre, j’y ai relevé vingt fautes, dont j’ai envoyé ce matin les notes au ministre, qui maintenant est occupé, avec ses bureaux, à les rectifier. » — Ses collaborateurs fléchissent et défaillent sous la tâche qu’il leur impose et qu’il porte sans en sentir le poids. Étant consul[4], « il préside quelquefois

  1. Mémorial.
  2. De Pradt, Histoire de l’ambassade dans le grand-duché de Varsovie en 1812, préface, p. X, et 5.
  3. Rœderer, III, 544 (24 février 1809). — Cf. Meneval, Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, I, 210-213.
  4. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 8. — Rœderer, III, 380.