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les construire ; s’il faut fondre des canons, je les ferai fondre ; les détails de la manœuvre, s’il faut les enseigner, je les enseignerai. » Voilà comment il s’est trouvé compétent du premier coup, général d’artillerie, général en chef, puis aussitôt diplomate, financier, administrateur en tous les genres. Grâce à cet apprentissage fécond, dès le consulat, il en remontre aux hommes de cabinet, aux anciens ministres qui lui adressent des mémoires. « Je suis plus vieux administrateur qu’eux[1] ; quand on a dû tirer de sa seule tête les moyens de nourrir, d’entretenir, de contenir, d’animer du même esprit et de la même volonté quelques centaines de mille hommes loin de leur patrie, on a vite appris tous les secrets de l’administration. » Dans chacune des machines humaines qu’il construit et qu’il manie, il aperçoit d’un seul coup toutes les pièces, chacune à sa place et dans son office, les générateurs de la force, les organes de la transmission, les engrenages superposés, les mouvemens composans, la vitesse résultante, l’effet final et total, le rendement net ; jamais son regard ne demeure superficiel et sommaire ; il plonge dans les angles obscurs et dans les derniers fonds, « par la précision technique de ses questions, » avec une lucidité de spécialiste, et de cette façon, pour emprunter un mot des philosophes, l’idée chez lui se trouve adéquate à son objet.

De là son goût pour les détails ; car ils font le corps et la sub- stance de l’objet ; la main qui ne les a pas saisis ou qui les lâche ne tient qu’une écorce, une enveloppe. A leur endroit, sa curiosité, son avidité est « insaturable[2] ». Dans chaque ministère, il en sait plus que le ministre ; et, dans chaque bureau, il sait autant que le commis. « Sur sa table[3] sont des états de situation des armées

  1. Mollien, I, 348 (un peu avant la rupture d’Amiens), III. 16. « C’était à la fin de janvier 1809 qu’il voulait qu’on lui rendît compte de la situation complète des finances au 31 décembre 1808... Ce travail put lui être présenté deux jours après sa demande. » — III. 434. « Un bilan complet du trésor public pour les six premiers mois de 1812 était sous les jeux de Napoléon à Witepsk, le 11 août, onze jours après la révolution de ces six premiers mois. Ce qui est vraiment étonnant, c’est qu’au milieu de tant d’occupations et de préoccupations diverses,.. il conservât une tradition aussi précise des procédés et des méthodes des administrations dont il voulait inspecter momentanément la situation et la marche. Personne n’avait le prétexte de ne pouvoir répondre; car chacun n’était interrogé que dans sa langue; c’est cette singulière aptitude du chef de l’état et la précision technique de ses questions qui seules peuvent expliquer comment il pouvait maintenir un ensemble bi remarquable dans un système administratif dont il faisait aboutir à lui les moindres fils. »
  2. Mot de Mollien.
  3. Meneval, I, 210, 213. — Rœderer, III, 537, 545 (février et mars 1809). Paroles de Napoléon : « En ce moment, il était près de minuit. » — Ibid., IV, 55 (novembre 1809). Lire l’admirable interrogatoire que Napoléon fait subir à Rœderer sur le royaume de Naples. Ses questions font un vaste filet systématique et serré qui enveloppe tout le sujet et ne laisse aucune donnée physique ou morale, aucun fait utile, hors de ses prises. — Ségur, II, 231. M. de Ségur, chargé de visiter toutes les places du littoral du Nord, avait remis son rapport : « j’ai vu tous vos états de situation, me dit le premier consul ; ils sont exacts. Cependant vous avez oublié à Ostende deux canons de quatre. » — Et il lui désigne l’endroit, « une chaussée en arrière de la ville. » — C’était vrai. — « Je sortis confondu d’étonnement de ce que, parmi des milliers de pièces de canon répandues par batteries fixes ou mobiles sur le littoral, deux pièces de quatre n’eussent point échappé à sa mémoire. » — Correspondance, lettre au roi Joseph, 6 août 1806 : « La bonne situation de mes armées vient de ce que je m’en occupe tous les jours une heure ou deux, et, lorsqu’on m’envoie chaque mois les états de mes troupes et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livrets, je quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la différence qu’il y a entre un mois et l’autre. Je prends plus déplaisir à cette lecture qu’une jeune fille n’en prend à lire un roman. » — Cadet de Gassicourt, Voyage en Autriche (809). Sur ses revues à Schœnbrunn et sa vérification du contenu d’une voiture de pontonniers prise comme spécimen.