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je ne vis jamais que dans deux ans... » Sa réponse est partie « avec une vivacité incroyable, » comme un sursaut; c’est le sursaut de l’âme touchée dans sa fibre vitale, au centre. — Aussi bien, de ce côté, la puissance, la rapidité, la fécondité, le jeu et le jet de sa pensée semblent sans limites. Ce qu’il a fait est surprenant ; mais il a entrepris bien davantage, et, quoi qu’il ait entrepris, il a rêvé bien au-delà. Si vigoureuses que soient ses facultés pratiques, sa faculté poétique est plus forte ; même elle l’est trop pour un homme d’état ; la grandeur s’y exagère jusqu’à l’énormité, et l’énormité y dégénère en folie. En Italie, après le 18 fructidor[1], il disait déjà à Bourrienne : « L’Europe est une taupinière; il n’y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu’en Orient où vivent six cents millions d’hommes. » L’année suivante, devant Saint-Jean d’Acre, la veille du dernier assaut, il ajoutait[2] : « Si je réussis, je trouverai dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes. Je soulève et j’arme toute la Syrie,.. je marche sur Damas et Alep ; je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontens. J’annonce au peuple l’abolition de la servitude et du gouvernement tyrannique des pachas. J’arrive à Constantinople avec des masses armées ; je renverse l’empire turc, je fonde dans l’Orient un nouvel et grand empire, qui fixera ma place dans la postérité, et peut-être je retournerai à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche. » — Devenu consul, puis empereur, il se reportera souvent vers cette époque heureuse[3], où, « débarrassé des freins d’une civilisation gênante, » il pouvait imaginer et construire à discrétion. « Je créais une religion ; je me voyais sur le chemin de l’Asie, monté sur un éléphant, le turban sur ma tête, et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. » — Confiné en Europe, il songe, dès 1804, à y refaire l’empire de Charlemagne. « L’empire français deviendra la mère-patrie des autres souverainetés...

  1. Bourrienne, II, 2-J8. (Conversation avec Bounionne dans le parc de Passeriano.)
  2. Ibid., Il, 3 1. (Paroles écrites par Bourrienne, le soir même.)
  3. Mme de Rémusat, I, 274. — De Ségur, II, 459. (Paroles de Napoléon la veille de la bataille d’Austerlitz) : « Oui, si j< m’étais emparé d’Acre, je prenais le turban, je faisais mettre de grandes culottes à mon armée; je ne l’exposais plus qu’à la dernière extrémité, j’en Cuisais mon bataillon sacré, mes immortels. C’était par des Arabes, des Grecs, des Arméniens que j’eusse achevé la guerre contre les Turcs. Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Orient, et je revenais à Paris par Constantinople. » — De Pradt. p. 19. (Paroles de Napoléon à Mayence, en septembre 1804.) « Il n’y a plus rien à faire en Europe depuis deux cents ans; ce n’est que dans l’Orient qu’on peut travailler en grand. »