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tout, mon cher, cette longue route est la route de l’Inde. Alexandre était parti d’aussi loin que Moscou pour atteindre le Gange ; je me le suis dit depuis Saint-Jean d’Acre... Aujourd’hui, c’est d’une extrémité de l’Europe qu’il me faut reprendre l’Asie à revers, pour y atteindre l’Angleterre... Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le tsar réconcilié ou mort de quelque complot de palais, peut-être un autre trône nouveau et dépendant; et dites-moi si, pour une armée de Français et d’auxiliaires partis de Tiflis, il n’y a pas d’accès possible jusqu’au Gange, qu’il suffit de toucher d’une épée française, pour faire tomber dans toute l’Inde cet échafaudage de grandeur mercantile. Ce serait l’expédition gigantesque, j’en conviens, mais exécutable du XIXe siècle. Par là, du même coup, la France aurait conquis l’indépendance de l’Occident et la liberté des mers. » En disant cela, ses yeux brillent d’un éclat étrange, et il continue, accumulant les motifs, pesant les difficultés, les moyens, les chances ; il a été saisi par l’inspiration et il s’y livre. Subitement, la faculté maîtresse s’est dégagée et déployée; l’artiste[1], enfermé dans le politique, est sorti de sa gaine; il crée dans l’idéal et l’impossible. On le reconnaît pour ce qu’il est, pour un frère posthume de Dante et de Michel-Ange; effectivement, par les contours arrêtés de sa vision, par l’intensité, la cohérence et la logique interne de son rêve, par la profondeur de sa méditation, par la grandeur surhumaine de ses conceptions, il est leur pareil et leur égal ; son génie a la même taille et la même structure ; il est un des trois esprits souverains de la renaissance italienne. — Seulement, les deux premiers opéraient sur le papier ou le marbre; c’est sur l’homme vivant, sur la chair sensible et souffrante que celui-ci a travaillé.


H. TAINE.

  1. Rœderer, III, 511 (2 février 1809). « j’aime le pouvoir, moi; mais c’est en artiste que je l’aime... Je l’aime, comme un musicien aime son violon; je l’aime pour en tirer des sons, des accords, des harmonies. »