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sur cette terre, ils espèrent faire illusion à Dieu lui-même, qui leur donnera des compensations dans la vie future ; ils ne tarissent pas en récriminations contre leurs propres juges ; que serait-ce s’ils avaient devant eux des magistrats chrétiens appliquant une loi étrangère ! — Laissons-les donc vider entre eux, suivant les traditions qui leur sont plus chères que la vie, leurs contestations ; n’intervenons que si l’intérêt des Européens l’exige.

Les tribunaux indigènes, nous l’avons dit, jugent suivant deux rites, deux des commentaires de la loi, le rite maléki et le rite anéfi ; mais le rite officiel, vraiment tunisien, est le maléki. L’anéfi est celui des Turcs et de leurs descendans, de jour en jour moins nombreux à Tunis ; les Arabes proprement dits ne sont pas admis à l’invoquer, on ne l’applique même plus dans les provinces; il a cependant ses juges au tribunal suprême de Tunis.

Ce tribunal suprême est le chara. Aux deux extrémités opposées d’une assez longue salle, où nul ne pénètre qu’en se déchaussant comme pour la prière, siègent en face l’un de l’autre, sur des divans, à droite, le tribunal maléki, à gauche l’anéfi; entre les deux, arrivant par une porte centrale qui donne sur un vaste patio à colonnades de marbre où se presse la foule, viennent se placer les plaideurs des deux rites et leurs avocats; un huissier les dirige, ils se prosternent, puis restent à genoux devant leurs juges respectifs. Dans cette posture, — Les anéfis tournant le dos aux malékis, et parlant simultanément de deux affaires qui n’ont entre elles aucun rapport, — Les plaideurs développent les argumens de la demande et de la défense. Très rapidement, pour chaque rite, un cadi interroge, dirige les débats, rend la sentence, en consultant le plus souvent du regard les autres membres du tribunal, un bach-muphti et des muphtis. Ceux-ci assistent impassibles à l’audience, couverts de voiles en cachemire brodés de soie, qu’ils disposent sur leur tête en forme d’énormes coupoles, — Ensevelis sous de fins burnous superposés, tantôt neigeux, tantôt bleutés, verdâtres, pourpres, couleur de citron, de pistache, d’orange, d’abricot ; rarement l’un d’eux prend la parole à voix basse et brièvement ; tous sont très âgés ; — aucune passion ne doit se lire sur leurs visages et faire oublier qu’ils siègent dans un temple et rendent la justice au nom de Dieu. J’ai pu assister, — par une faveur toute spéciale qu’obtint pour moi un bach-muphti que je connaissais, — à une de ces audiences solennelles ; nos yeux ne connaissent plus pareil éclat: je sortis étonné, profondément frappé de ce spectacle ; — Depuis lors, je suis convaincu qu’il y aurait folie de notre part à vouloir toucher sans ménagemens à des traditions et même à des formes qui nous paraissent surannées depuis le « Bourgeois gentilhomme, » mais qui en imposent encore aux Arabes comme