Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/824

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle s’était montrée tellement capable dans les fonctions qui lui avaient été confiées, que peu à peu elle en avait étendu le cercle, et, malgré sa jeunesse, était devenue l’âme du petit phalanstère. Sa douce influence s’étendait sur toute la maison ; elle veillait aux provisions, donnait les ordres à la cuisine, entretenait le linge, et assurait le bien-être de tous. Sœur de charité de l’infirmerie, elle employait ses heures de liberté à faire la correspondance des petits, à les aider dans leurs devoirs, ou bien raccommodait leurs vêtemens pour sauver une réprimande maternelle. Quand l’un de nous, avant la sortie, avait sa longue chevelure en désordre, elle l’emmenait dans sa chambre, l’agenouillait devant elle, et de ses belles mains remettait en place les boucles blondes de l’écolier. Ses poches étaient toujours pleines de friandises pour ceux qu’elle gâtait. Trésor d’indulgence, elle savait faire disparaître à temps les traces de méfaits, et obtenir le pardon quand le coupable était surpris. Elle avait une double clé du cachot et rendait la liberté aux prisonniers ; elle les condamnait à une prière, ou leur imposait une bonne action.

C’était une fée, nous la vénérions tous ; il y avait en elle de la sœur aînée et de la mère jeune, mais elle était aussi peu femme qu’une religieuse cloîtrée : jamais elle n’avait dû avoir de mauvaises pensées. Assurément elle n’en faisait point naître ; elle était parmi nous comme la vierge de la charité maternelle.

Bien qu’elle s’efforçât de paraître sans âge, elle n’était point âgée ; en la considérant bien, on découvrait même des traits jeunes et charmans. Si on avait pu dégager sa taille, engoncée dans une robe incolore et sous un lourd tablier de serge ; si au lieu du col noir cachant la blancheur de son cou elle avait eu le visage encadré d’un peu de linge blanc ; si ses cheveux blonds, emprisonnés sous un bonnet de lingerie, eussent épanoui leurs lourdes tresses à l’air ; si elle avait échangé ses sandales de nonne contre une chaussure plus élégante, peut-être même eût-elle paru jolie, car sa chevelure était superbe, la peau du visage d’une blancheur distinguée, ses yeux bleus pleins de douceur, et sa grande bouche sérieuse s’épanouissait parfois, dans un sourire, sur deux rangées de perles. Mais elle semblait ignorer tous ces biens ; elle accomplissait sa tâche avec un zèle facile et une gaîté constante ; elle aurait été bien surprise si on lui eût rappelé qu’elle était femme.

Parfois de jeunes professeurs de la maison avaient essayé de lui dire qu’elle était belle, mais elle avait paru si peu comprendre, qu’aucun n’était revenu à la charge. Pourtant elle s’appelait Juliette, un nom prédestiné.