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appris ? — Puis, s’élançant de sa chaise, il vint enlacer de ses bras trop courts la taille fine et cambrée de Mlle Juliette, et, continuant à chanter l’air qu’il ne jouait plus, il l’entraîna dans une valse rythmée.

Ce fut l’étincelle qui mit le feu à la paille ; nul ne saura jamais ce qui se passa en lui, sans doute des désirs inavoués s’éveillèrent : à partir de cette heure, le petit homme fut transformé, il avait retrouvé ses jarrets de vingt ans ; ce fut elle qui demanda grâce.

Il reprit son violon, remonta sur sa chaise ; et, de la soirée, ses yeux agrandis ne quittèrent plus la jeune femme.

Ce soir-là, le père Rousselin ne rentra pas directement à sa demeure, comme il le faisait d’ordinaire ; il était agité, une pensée intime, pleine de douceur, lui berçait l’esprit. Il était surpris et comme égaré par la sensation qui se révélait subitement à lui ; il se sentait une légèreté inconnue, comme si son âme gonflée l’eût soulevé de terre. Il avait des pensées toutes nouvelles et les exprimait, pour lui-même, dans une langue qu’il n’avait jamais parlée. Il n’osait s’avouer la cause de cette joie profonde, mais il prononça le nom de Juliette, et l’écho de son cœur lui répondit.

Il avait bien éprouvé déjà, depuis quelque temps, une certaine langueur, des joies subites suivies de tristesses sans cause. Il négligeait parfois ses leçons, et, dans ses promenades, il s’était surpris à rêver. Il restait souvent à sa table, oubliant qu’on l’avait servi, et la nuit, la tête dans sa main, il voyait arriver le jour sans avoir senti sa paupière s’alourdir. Il attribuait cet état à l’influence printanière. Une minute avait suffi pour révéler la cause à cette âme sans expérience, il était amoureux. Pour la première fois, quand l’heure semblait passée, ce petit corps avait senti un cœur ardent, passionné, plein de fougue et de chaleur. Ainsi l’enfant dont l’oiseau, tenu captif, s’échappe, ignore les mots qu’il faut dire pour le reprendre.

Il allait tête nue, le petit homme, brandissant son violon, vêtu de serge verte, levant les bras au ciel pour lui demander compte de ce qui se passait en lui.

La nuit était belle : une nuit sans lune, calme et chaude ; les étoiles semblaient serties dans l’émail bleu ; la rivière roulait, avec un bruit berçant, de petites vagues courtes sur son lit de cailloux ; les prairies, fraîchement coupées, emplissaient l’air de senteurs de foin vert et de menthe. Il passa le pont et s’en alla s’étendre sur une meule parfumée.

Sur la rive, en face, une grande masse sombre se découpait sur le ciel. Seule, une petite lueur veillait comme l’âme de la maison endormie. Il la connaissait bien, c’était la fenêtre de Juliette. Il mit