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adoucir leurs derniers momens? Était-ce le juge Dobsen, qui s’efforçait alors de sauver Delahante, Sanlot et Delaage de Bellefaye, qui avaient été seulement adjoints et n’avaient jamais eu le titre de fermiers-généraux? Était-ce Mme Lavoisier, qui jouait sa liberté et peut-être sa vie en multipliant les démarches en faveur de son père et de son mari ?

Aucun indice ne faisait connaître aux accusés le jour de leur comparution devant le tribunal révolutionnaire; tous pensaient cependant que leur dernière nuit allait s’écouler, et c’est à ce moment, sans doute, que Lavoisier écrivit à son cousin Augez de Villers la lettre suivante, monument précieux de sa pensée suprême, où se montrent le légitime orgueil du savant qui a renouvelé la science, la tristesse amère du juste frappé d’une condamnation inique, le calme profond d’une conscience sûre d’elle-même :

« j’ai obtenu, écrit-il, une carrière passablement longue, surtout fort heureuse, et je crois que ma mémoire sera accompagnée de quelques regrets, peut-être de quelque gloire. Qu’aurais-je pu désirer de plus? Les événemens dans lesquels je me trouve enveloppé vont probablement m’éviter les inconvéniens de la vieillesse. Je mourrai tout entier, c’est encore un avantage que je dois compter au nombre de ceux dont j’ai joui. Si j’éprouve quelques sentimens pénibles, c’est de n’avoir pas fait plus pour ma famille, c’est d’être dénué de tout et de ne pouvoir lui donner ni à elle ni à vous aucun gage de mon attachement et de ma reconnaissance.

« Il est donc vrai que l’exercice de toutes les vertus sociales, des services importans rendus à la patrie, une carrière utilement employée pour le progrès des arts et des connoissances humaines ne suffisent pas pour préserver d’une fin sinistre et pour éviter de périr en coupable !

« Je vous écris aujourd’hui, parce que demain il ne me seroit peut-être plus permis de le faire, et que c’est une douce consolation pour moi de m’occuper de vous et des personnes qui me sont chères dans ces derniers momens. Ne m’oubliez pas auprès de ceux qui s’intéressent à moi, que cette lettre leur soit commune. C’est vraisemblablement la dernière que je vous écrirai.

« LAVOISIER. »


Pendant son séjour à la Conciergerie, il recevait un dernier hommage de la part de modestes savans, impuissans à le sauver. Le Lycée des arts, établissement libre d’instruction, fondé en 1793 par Charles Désaudray, envoyait à la Conciergerie une députation chargée de remettre à Lavoisier, le plus illustre de ses membres, un témoignage d’admiration. Était-ce une couronne, une palme? aucun