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d’un colonel autrichien, la casquette du commissaire prussien et le manteau du commissaire russe, il ne se croit jamais assez déguisé. Dans l’auberge de la Galade, « il tressaille et change de couleur au moindre bruit; » les commissaires, qui montent plusieurs dans sa chambre, « le trouvent toujours en larmes. « Il les fatigue de ses inquiétudes et de ses irrésolutions, » dit que le gouvernement français veut le faire assassiner en route, refuse de manger à table par crainte de poison, songe à s’échapper par la fenêtre. Cependant, il s’épanche et bavarde à l’infini, sur son passé, sur son caractère, sans retenue, sans décence, trivialement, en cynique et en détraqué; ses idées se sont débandées et se poussent les unes les autres, par attroupemens, comme une populace anarchique et tumultuaire ; il ne redevient leur maître qu’au terme du voyage, à Fréjus, lorsqu’il se sent en sûreté et à l’abri des voies de fait: alors seulement elles rentrent dans leurs cadres anciens, pour y manœuvrer en bon ordre, sous le commandement de la pensée souveraine qui, après une courte défaillance, a retrouvé son énergie et repris son ascendant.


IV.

Pour coordonner, diriger et maîtriser des passions si vives, il fallait une force énorme. Chez Napoléon, elle est un instinct d’une profondeur et d’une âpreté extraordinaire, l’instinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, en d’autres termes, l’égoïsme, non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l’activité et l’étendue de ses facultés, développé par l’éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance, jusqu’à devenir un monstre, jusqu’à dresser, au milieu de la société humaine, un moi colossal, qui incessamment allonge en cercle ses prises rapaces et tenaces, que toute résistance blesse, que toute indépendance gêne, et qui, dans le domaine illimité qu’il s’adjuge, ne peut souffrir aucune vie, à moins qu’elle ne soit un appendice ou un instrument de la sienne. — Déjà, dans l’adolescent et même dans l’enfant, cette personnalité absorbante était en germe. « Caractère dominant, impérieux, entêté, » disent les !notes de Brienne[1]. « Extrêmement porté à l’égoïsme,» ajoutent les notes de l’École militaire[2], « ayant beaucoup d’amour-propre, ambitieux, aspirant à tout, aimant la solitude, » sans doute parce que, dans une compagnie

  1. Bourrienne, I, 21.
  2. Yung, I, 125.