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jusqu’à l’injustice, on ne voit pas très bien, dans ses romans, ce qu’il ose et ce qu’il n’ose pas. Observateur pénétrant, spirituel et un peu méchant des mœurs de son temps, on dirait qu’il a peur de laisser dégénérer son observation en satire, et qu’avec les bénéfices de la malice et de l’esprit il voudrait encore cumuler ceux de l’innocence. Simple naturaliste, s’il se contentait de peindre la réalité comme elle s’offre à lui, sans y rien ajouter de lui-même, ou seulement sans la juger, on n’aurait rien à dire, mais on sent qu’il la juge, et alors, ce qu’il ne dit pas avec assez de franchise ou de netteté, c’est comment il la juge. « Cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser par conséquent le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte; car, s’il veut entendre l’histoire que vous lui racontez, c’est à la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort et celui-là un faible. » j’oserai conseiller à M. de Bonnières de méditer cette excellente leçon que donnait un jour George Sand à Gustave Flaubert. On ne demande pas au romancier d’intervenir de sa personne dans l’explication ou le commentaire de son œuvre, pour y souligner des intentions qui doivent être assez claires d’elles-mêmes. Encore bien moins lui demande-t-on de se mettre lui-même et constamment en scène, et de se confesser dans ses propres héros. On aime toutefois qu’il ne laisse subsister aucun doute sur ses intentions, et l’on tient à savoir ce qu’il pense de ses personnages. C’est une question de moyens et de procédés d’art à trouver. Dans Jeanne Avril comme dans les Monach, les malices de M. de Bonnières ont quelque chose encore de trop enveloppé; ou plutôt, à voir l’impassibilité de l’observateur, — et j’espère que l’observation lui sera plus sensible sous cette forme, — ou ne sait pas toujours si ce sont des malices.

Que M. Guy de Maupassant doive, au contraire, lui, la meilleure part de son succès à cette largeur, à cette franchise, à cette belle et tranquille audace d’exécution qui caractérisent son talent, c’est ce qui ne me parait guère douteux. Tout au rebours de M. Bourget, les sujets qu’aime à traiter M. de Maupassant n’ont rien de distingué, quand encore ils ne sont pas volontairement et gratuitement vulgaires. Mais au moins, quand il nous raconte, à sa manière sobre et forte, l’histoire de la Petite Roque ou celle de Monsieur Parent, on n’hésite pas plus sur ses vraies intentions que sur celles de Flaubert alors qu’il écrivait Bouvard et Pécuchet. C’est de la caricature, de la caricature amère et méprisante, c’est plus et c’est pis que cela : c’est un jugement ironique et d’ailleurs discutable, mais décisif sur l’homme et sur la vie; et c’est comme si l’on disait qu’il se dégage toujours d’un roman de M. de Maupassant quelque chose de supérieur à son œuvre et à lui-même.