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pour la peindre, il n’aura qu’à ne la point mutiler ou la déshonorer avant de l’étudier. Et si d’ailleurs on disait que ce peu de chose est encore beaucoup, nous avons assez de confiance dans le talent de M. de Maupassant pour ne point douter qu’il y réussisse dès qu’il le voudra.

Aussi bien est-ce là que tendent, comme lui, M. Robert de Bonnières et M. Paul Bourget. Depuis tantôt quinze ou vingt ans que le roman s’est exercé à reproduire ce qu’il y a de plus laid dans l’humanité, de plus vulgaire ou de plus bas, mais aussi de plus facile à rendre comme à voir, le moment est venu de chercher autre chose, et de nous présenter un portrait plus ressemblant de l’homme contemporain. Dirai-je là-dessus que je crains que M. de Bonnières ne le cherche trop autour de lui, un peu partout, comme à tâtons; M. Bourget trop en lui-même, presque en lui seul, ou dans les livres ; M. de Maupassant, pas assez ni peut-être avec assez d’inquiétude? M. de Maupassant est le mieux doué des trois, celui qui doit le moins à l’étude, le plus à la nature, et s’y fie un peu trop ; M. de Bonnières est le plus curieux, peut-être bien le mieux informé, mais aussi le plus épars; M. Bourget est le plus profond et surtout le plus habile à l’expression des idées générales, il est encore le plus subtil. Si l’on pouvait persuader à M. Bourget qu’en dépit des apparences la réalité n’est pas si complexe qu’il a l’air de le croire, si énigmatique ou si mystérieuse; à M. de Maupassant, au contraire, qu’elle n’est pas aussi simple et que l’on n’en touche pas si aisément le fond ; à M. de Bonnières enfin que, s’il y a bien quelques différences d’un homme à un autre homme, il ne laisse pourtant d’y avoir entre eux quelques ressemblances, quelques rapports au moins, je pense qu’on les aurait beaucoup approchés tous les trois du but qu’ils poursuivent. Et en parlant ici de Jeanne Avril, d’André Cornélis et de Mont-Oriol, on n’a point voulu faire autre chose. Par la distinction, par un sentiment plus juste de la complexité de la vie, par l’émotion enfin, l’idéal, comme on l’appelait jadis, est en train de rentrer dans le roman, — mais un autre idéal, moins artificiel, moins conventionnel que l’ancien, un idéal plus réel, si l’on peut ainsi dire; moins poétique, mais moins invraisemblable; et moins élevé, mais beaucoup plus humain.


F. BRUNETIERE.