Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur l’église, puis sur le pape; là, comme ailleurs, il prend tout ce qu’il peut prendre. — Rien de plus naturel à ses yeux : cela est de son droit parce qu’il est le seul capable. « Mes peuples d’Italie[1] doivent me connaître assez pour ne point devoir oublier que j’en sais plus dans mon petit doigt qu’ils n’en savent dans toutes leurs têtes réunies. » Comparés à lui, ils sont des enfans, « des mineurs, » les Français aussi, et aussi le reste des hommes. Un diplomate, qui l’a fréquenté longtemps et observé sous tous les aspects, résume son caractère dans ce mot définitif[2] : « Il se considérait comme un être isolé dans le monde, fait pour le gouverner et pour diriger tous les esprits à son gré. »

C’est pourquoi quiconque approche de lui doit renoncer à sa volonté propre et devenir un instrument de règne : « Ce terrible homme, disait souvent Decrès[3], nous a tous subjugués; il tient toutes nos imaginations dans sa main, qui est tantôt d’acier, tantôt de velours ; mais on ne sait quelle sera celle du jour, et il n’y a pas moyen d’y échapper : elle ne lâche jamais ce qu’elle a une fois saisi. » Toute indépendance, même éventuelle et simplement possible, l’offusque: la supériorité intellectuelle ou morale en serait une, et, peu à peu, il l’écarté ; vers la fin, il ne tolère plus auprès de lui que des âmes conquises et captives ; ses premiers serviteurs sont des machines ou des fanatiques, un adorateur servile comme Maret, un gendarme à tout faire comme Savary[4]. Dès le commencement, il a réduit ses ministres à l’état de commis ; car il administre autant qu’il gouverne, et, dans chaque service, il conduit le détail aussi attentivement que l’ensemble; partant, pour chefs de service, il ne lui faut que des scribes attentifs, des exécutans muets, des manœuvres dociles et spéciaux, point de conseillers libres et sincères : « Je ne saurais que faire d’eux, » disait-il[5], « s’ils

  1. Correspondance de Napoléon, Ier. (Lettre au prince Eugène, 14 avril 1806.)
  2. M. de Metternich, I, 284.
  3. Mollien, III, 427.
  4. Mémoires inédits de M. X.., II, 49. (Excellens portraits des principaux agens, Cambacérès, Talleyrand, Maret, Cretet, Real, etc.) Lacuée, directeur de la conscription, est un type parfait du fonctionnaire impérial. Ayant reçu le grand-cordon de la Légion d’honneur, il disait avec une ivresse d’enthousiasme : « Que deviendra la France sous un tel homme ? Jusqu’à quel point de bonheur et de gloire ne la fera-t-il pas monter, pourvu toutefois qu’on sache tirer de la conscription 200,000 hommes tous les ans! Et, en vérité, avec l’étendue de l’empire, cela n’est pas difficile. » — De même Merlin de Douai : « Je n’ai jamais connu d’homme qui eut moins le sentiment du juste et de l’injuste; tout lui semblait bon et bien, étant la conséquence d’un texte de loi. Il était même doué d’une espèce de sourire satanique qui venait involontairement se placer sur ses lèvres,.. toutes les fois que l’occasion se présentait, en faisant l’application de son odieuse science, de conclure à la nécessité d’une rigueur, d’une condamnation quelconque. » — De même Defermon, en matière fiscale.
  5. Mme de Rémusat, II, 366; III, 46, II, 205, 210 ; III. 168.