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qui n’admettent pas qu’une héroïne puisse rester vertueuse si elle ne s’appuie sur la Bible.

En France, il rencontrera probablement des critiques d’une autre sorte: le désintéressement esthétique de Hamlin, le caractère exceptionnel de la protégée devenue protectrice à son tour, soulèveront l’incrédulité. Les très grandes choses dans l’ordre du sentiment exalté font aisément sourire le peuple le moins sentimental et le moins enthousiaste qui soit au monde. Au nom de l’esprit et du bon sens, nous rognons impitoyablement les ailes à ce que nous appelons de ridicules chimères. Où nos voisins voient un sujet de tragédie, nous découvrons une comédie pour le Palais-Royal. Les âmes sourdement passionnées qui s’imposent le martyre avec calme et de propos délibéré, après un drame intérieur qui n’a pas de confident, sont si rares dans notre monde que l’on n’y croit guère ; à peine réussit-on à se figurer des jeunes filles telles qu’Anne Brown ou, dans un autre genre, la Dorothée Brooke de George Eliot. Nous voyageons plus qu’autrefois depuis quelques années, mais nous n’en continuons pas moins à tout juger au point de vue français. On criera donc à l’invraisemblance, mais les sceptiques seront néanmoins émus, intéressés. Miss Brown leur livrera le secret d’une force d’âme qu’admettent, bon gré mal gré, chez les Anglais pour peu qu’ils les connaissent, ceux-là mêmes qui s’élèvent amèrement contre l’égoïsme et l’orgueil britanniques; aucun livre ne met mieux en lumière cette prédominance de la conscience, qui vient à bout des plus entraînantes fatalités et qui se sert de la passion comme d’un instrument pour accomplir des miracles, bien loin de se laisser contrarier par elle.


TH. BENTZON.