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n’est pas l’agonie de sa monture crevée, c’est sa propre mésaventure, c’est sa réputation d’écuyer compromise, c’est l’effet sur le public, ce sont les sifflets, c’est le comique d’un saut périlleux annoncé à si grand orchestre et terminé par une si piteuse chute. Dix fois de suite, arrivant à Varsovie, il répète[1] : «Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. » Plus impudemment encore, à Dresde, l’année suivante, il montre à nu et à cru sa passion maîtresse, ses motifs déterminans, l’immensité et la férocité de son impitoyable amour-propre. « Que veut-on de moi, dit-il à M. de Metternich[2] ? Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer dans leurs capitales; moi je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort, et, par conséquent, craint. » En effet, son despotisme en France est fondé sur sa toute-puissance en Europe ; s’il ne reste pas le maître du continent, « il devra compter avec le Corps législatif[3]. » Plutôt que de descendre à ce rôle réduit, plutôt que d’être un monarque constitutionnel bridé par des chambres, il joue quitte ou double, il risquera et perdra tout. « j’ai vu vos soldats, lui dit Metternich, ce sont des enfans. Quand cette armée d’adolescens que vous appelez sous les armes aura disparu, que ferez-vous? » À ces mots, qui l’atteignent au cœur, il pâlit; ses traits se contractent et la fureur l’emporte ; comme un homme blessé qui fait un faux mouvement et se découvre, il dit violemment à Metternich : « Vous n’êtes pas soldat, et vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. j’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme comme moi se f... de la vie d’un million d’hommes[4]. »

  1. De Pradt, Histoire de l’ambassade de Varsovie, p. 219.
  2. M. de Metternich, I, 147. — Fain, Manuscrit, de 1813, II, 26. (Paroles de Napoléon à ses généraux) : « c’est un triomphe complet qu’il nous faut. La question n’est plus dans l’abandon de telle ou telle province; il s’agit de notre supériorité politique, et, pour nous, l’existence en dépend. » — II, 41, 42. (Paroles de Napoléon à Metternich.) « Et c’est mon beau-père qui accueille un pareil projet ! Et c’est lui qui vous envoie! Dans quelle attitude veut-il donc me placer auprès du peuple français? Il s’abuse étrangement, s’il croit qu’un trône mutilé puisse être un asile en France pour sa fille et son petit-fils... Ah! Metternich, combien l’Angleterre vous a-t-elle donné pour vous décider à jouer ce rôle contre moi? » (Cette dernière phrase, omise dans le récit de Metternich, est un trait de caractère ; Napoléon, en ce moment décisif, reste blessant et agressif, gratuitement et jusqu’à se nuire.)
  3. Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 235.
  4. Ibid., I, 230. Quelques jours auparavant, Napoléon avait dit à M. de Narbonne, qui me le répéta le soir même : « Au bout du compte, qu’est-ce que tout ceci (la campagne de Russie) m’a coûté? 300,000 hommes, et encore il y avait beaucoup d’Allemands là dedans. » — Mémoires inédits par M. X..., V, 615. (A propos des bases de Francfort, acceptées par Napoléon trop tard et quand il n’est plus temps.) « Ce qui caractérise cette faute, c’est qu’elle a été commise plus encore contre l’intérêt de la France que contre le sien... Il l’a sacrifiée aux embarras de sa situation personnelle, à la mauvaise honte de son ambition, à la difficulté de se trouver seul, en quelque sorte, en face d’une nation qui avait tout fait pour lui, et qui pouvait justement lui adresser le reproche de tant de trésors épuisés, de tant de sang dépensé pour des entreprises démontrées folles et insoutenables. »