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pour nous empêcher d’en manger. » La description des ragoûts de vieux os qu’on lui servait lorsqu’elle était en pénitence et dînait dans sa chambre ne se peut citer, même d’après une princesse. Pendant les longs arrêts forcés qu’elle subit dans l’hiver de 1730-1731, au moment du procès de son frère Frédéric, elle faillit mourir de faim. Elle était aux abois, lorsque la colonie française de Berlin, émue de pitié, s’avisa de lui faire passer à manger. La profondeur de sa reconnaissance donne à juger des tiraillemens de son estomac. Elle avoue ingénument qu’elle en conçut « une haute estime » pour notre nation, qu’elle s’est toujours fait depuis « une loi de soulager et de protéger » dans toutes les occasions. Frédéric-Guillaume voyait sans s’émouvoir ses enfans devenir « comme des haridelles ; » il ne songeait qu’à grossir son trésor.

Quel poète que l’avare! quel idéaliste! Il se prive de tout, il a froid, il est affamé, son existence est misérable et il répand la tristesse autour de lui. Mais il possède en puissance, là, dans ses coffres, luxe, pouvoir, flatterie, amour, amis, tout ce que l’argent peut donner à l’homme. Aucun rêve n’est trop beau, aucune fantaisie trop coûteuse. Il achète des châteaux, des provinces, il achète le monde entier en imagination, il le tient dans ses mains lorsqu’il tient son or. Avec quelle justice il méprise l’homme qui se croit sage parce qu’il a acquis un champ ou une maison, et qui est content de dire : « Ceci est à moi. » L’avare, tout est à lui, puisqu’il peut tout avoir; et tant que son trésor est dans sa maison, personne ne peut rien lui ôter, puisque ses joies sont en lui-même. Le rude Frédéric-Guillaume Ier était un poète quand il ne donnait que des os à manger à son héritier, afin que celui-ci, dans l’avenir, pût acheter tous les géans de la terre et, au lieu d’un régiment, avoir toute une armée d’hommes de six pieds. Le vieux roi se serait levé de sa tombe pour voir une parade de cent mille géans.

Il n’aurait pas fait bon à venir lui dire qu’il était poète à sa manière. Frédéric-Guillaume l’était bien inconsciemment et malgré lui, car il n’était rien qu’il méprisât d’aussi grand cœur. Le seul mot de vers le mettait hors de lui. Il remarqua un jour une inscription au-dessus d’une des portes de son palais de Berlin. « Il demanda, raconte Frédéric II, ce que c’était que ces caractères-là. — Ce sont des vers latins de Wachter. — A ce mot de vers, il mande sur-le-champ le pauvre Wachter. Il arrive ; mon père lui dit avec colère : — Je vous ordonne de sortir incessamment de la ville et de mes états. — Il ne se le fit pas dire deux fois. » Le gros grief de Frédéric-Guillaume contre son fils Frédéric, pour lequel il le prit en haine, fut d’aimer la musique et les vers ; il l’appelait en public, d’un ton de profond mépris : « Joueur de fifre ! Poète ! » Son