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l’était de naissance, et, chose qui paraîtra incroyable, elle avait reçu de son père une éducation sentimentale. Frédéric-Guillaume lui-même n’avait pas pu être impunément du XVIIIe siècle. Il estimait indispensable de donner de temps à autre des preuves et comme des représentations de sensibilité. Il versait des torrens de larmes devant le lit d’un enfant malade, quitte à lui refuser le lendemain une tasse de bouillon. Il rouait Frédéric de coups à le laisser étourdi sur place, et il l’envoyait « avec componction » visiter les hôpitaux « pour se faire une idée des misères humaines et apprendre à devenir sensible[1]. » A de tels exemples partis d’un tel lieu, ses enfans s’exerçaient à « devenir sensibles, » puisque leur père lui-même ne croyait pas pouvoir s’en dispenser. Le mal ne jeta point des racines profondes chez Frédéric II ; il n’était sentimental et pleurnicheur qu’à ses heures, en dehors des affaires. La margrave de Bayreuth finit par l’être à tort et travers, et il en résulta, ainsi qu’on le verra plus loin, de gros chagrins imaginaires à ajouter aux peines trop réelles de sa jeunesse.

Une gravure allemande la montre vers la trentaine, dans l’attitude languissante et un peu précieuse qui est en peinture l’enseigne d’une âme sensible. Elle est assise, un petit chien sur ses genoux, la joue penchée sur une main ; l’autre main tient un livre ouvert. On ne peut dire qu’elle soit jolie ; elle a un visage intéressant. Ses grands yeux sont trop ronds, comme ceux de son père, mais le regard est doux et profond. Une coiffure poudrée, basse et plate, lui fait une petite tête élégante à la Watteau. On devine sous le mantelet qui l’enveloppe un corps grêle et souffreteux. Les privations, — quelque étrange que le mot paraisse, il est ici à sa place, — avaient ruiné sa santé. Plusieurs maladies graves dans des chambres sans feu, suivies de convalescences à l’eau claire, en avaient fait une ombre, et jamais plus elle ne se remit.

On est ému de pitié devant cette frêle créature, si aimable et si malheureuse. Pauvre princesse, qui rêvait de se marier par amour, comme dans les romans, et qui raisonnait, dans le rang où la naissance l’avait placée, sur l’époux qui « pourrait faire sa félicité ! » Il s’agit bien de cela quand on est fille de roi, fille de Frédéric-Guillaume Ier ! C’était déjà un grand malheur pour elle que d’avoir un esprit délicat, sans cesse froissé et rebuté parce qu’elle voyait et entendait. Elle avait bien besoin, en vérité, d’y joindre un cœur avide de tendresse. Jadis, le peuple avait été touché des souffrances de ses pareilles. Il avait inventé, pour les princesses blessées du besoin d’aimer, les bonnes fées des vieux contes, qui donnent au prince Charmant des tonneaux pleins de diamans et des royaumes,

  1. Mémoires de Catt.