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à sa table n’était que choux, carottes et navets. Son antipathie pour le « joueur de fifre, » qu’il croyait destiné à « gâter toute sa besogne, » s’était changée en une haine farouche de maniaque, dont la princesse Wilhelmine recevait les éclaboussures. Il était extrêmement frappé d’avoir deux enfans si différens de lui, dont les regards et les silences étaient des blâmes auxquels il ne se trompait pas, qui semblaient acquis aux idées françaises, à la philosophie française, aux modes françaises, tandis qu’il voulait que tout restât allemand en Allemagne. Sur ce dernier point, il n’avait pas tort. Chaque race a son génie propre, qui la guide par le chemin qui lui convient, et il est rare qu’une nation trouve son compte à emprunter la route du voisin. Elle est presque toujours contrainte de revenir sur ses pas : elle croyait avoir pris un raccourci, elle a fait un détour. La faute de Frédéric-Guillaume n’était pas de vouloir une Allemagne allemande, c’était de vouloir une Allemagne immobile, et de la retenir lorsqu’elle était déjà enlevée par le mouvement qui allait la porter jusqu’aux nues ; c’était surtout de ne pas deviner le génie d’un fils qui, tout en faisant de petits vers français, allait avoir une politique autrement nationale que la sienne, d’un fils qui trouverait à son avènement une Prusse satellite de l’Autriche et qui la laisserait en voie de renverser la situation.

Il est impossible d’avoir sur les yeux des écailles plus épaisses qu’il n’en eut à l’égard de Frédéric II, et pour des motifs plus ridicules. D’autres monarques avant lui, de plus illustres, avaient songé avec amertume que leur héritier perdrait leur œuvre. Philippe II et Pierre le Grand avaient reconnu que le sort les plaçait entre deux monstruosités : livrer des millions d’hommes à un fou comme don Carlos, à un être inerte comme Alexis, ou commettre un crime exécrable. Don Carlos et Alexis disparurent. Si le crime fut grand, il fut inspiré du moins par des motifs également grands. Avec Frédéric-Guillaume, tout se rétrécit et se rapetisse: idées, sentimens, actions. Il jugea son fils incapable et dangereux pour l’état, parce qu’il ne lui découvrit point les qualités d’un bon sergent, qu’il n’avait pas en effet. Rien ne put faire sortir le roi de ces considérations bornées. Il détesta Frédéric comme un sous-officier modèle déteste le mauvais soldat qui déshonore sa compagnie en n’étant jamais à l’alignement. Il voulut lui faire couper la tête parce qu’il était clair que son fils ne passerait pas comme lui six ou sept heures du jour à commander l’exercice; à quoi serait-il bon alors? Il ne lui vint pas à l’esprit que Frédéric II abîmerait sa belle armée en la menant à la guerre, et ce fut heureux pour Frédéric, car son père n’aurait peut-être pas reculé à le faire décapiter si cette pensée lui était venue ; mais il était convaincu que