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Le 31 mai au matin, se sentant très mal, il se fit traîner sur sa chaise roulante dans la chambre de la reine, qui dormait, l’éveilla et l’avertit d’avoir à se lever, parce qu’il allait mourir. Il se fit mener ensuite chez les princes de la famille royale, l’un après l’autre, et prit poliment congé d’eux. Rentré dans son appartement, il manda ses ministres et tous les généraux ou colonels présens à Berlin, remit devant eux l’autorité au prince royal, prononça un petit discours sur les devoirs des princes envers leurs sujets et signifia à tout ce monde de se retirer.

Dès qu’ils furent partis, il envoya l’ordre de mettre un uniforme neuf à son grand régiment, et attendit la mort en paix, ayant dans les yeux une vision de grenadiers géans paradant avec des armes luisantes et des uniformes immaculés. On voulut faire entrer des ecclésiastiques. Il déclara « qu’il savait tout ce qu’ils avaient à lui dire, qu’ainsi ils pouvaient s’en aller. « Il expira dans la journée. Ses généraux le pleurèrent, son peuple le regretta peu; son fils Frédéric annonça sa mort à la margrave en ces termes : — « Ma très chère sœur, le bon Dieu a disposé hier, à trois heures, de notre cher père. Il est mort avec une fermeté angélique et sans souffrir beaucoup. » Le frère et la sœur eurent un chagrin sincère et se consolèrent promptement, comme c’était leur droit. Le souvenir laissé dans leur mémoire par ce père redoutable ressembla fort à un cauchemar. Frédéric II rêvait souvent, vingt ans encore après, que Frédéric-Guillaume entrait dans sa chambre, suivi de soldats à qui il commandait de lier son fils et de le mener en prison. « Et je m’éveille tout en sueur, racontait Frédéric, comme si l’on m’avait plongé dans la rivière. » Il en rêvait tout éveillé : — « Au milieu même des plaisirs que je goûte, l’image de mon père s’offre à moi pour les affaiblir. »

La margrave n’oublia pas non plus. Ses Mémoires sont là pour le prouver. Ils s’arrêtent en 1742, et nous nous nous arrêterons avec eux. La fin de la vie de la princesse Wilhelmine fut absorbée par son culte pour son frère, et nous est connue surtout par leur Correspondance. C’est une nouvelle phase de l’histoire d’Allemagne, d’autres temps, d’autres physionomies, un autre ton : les sentimens, le bel esprit et la politique ont pris la place des tableaux de mœurs. Ce serait une autre étude, et qui a déjà été faite[1]. Nous regrettons même que la margrave n’ait pas posé la plume un peu plus tôt, ou qu’elle ait oublié d’arracher de son manuscrit les pages écrites pendant l’aigreur contre son frère. Elle avait reconnu ses torts dans une lettre noble et tendre, et Frédéric n’avait voulu voir que le grand cœur, le courage antique et le « génie »

  1. Sainte-Beuve, Causeries du lundi.