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qu’il a trop vives et qui lui cachent la réalité. Ce qui lui manque, en effet, c’est le jugement, le sens du possible. Il est plein de contrastes, son âme est aussi tourmentée que son visage.

Lally, en vérité, est fait d’un amalgame de force et de faiblesse. Il est doué d’une énergie à soulever des montagnes, mais il n’a pas de prévoyance. Il a de la pénétration et pas d’habileté. Il possède un courage à dompter la terre, l’élan, l’art de faire passer dans le cœur du soldat le feu qui le dévore, et il manque entièrement de la qualité primordiale qui constitue le capitaine, le sens de l’organisation. Il est dépourvu de méthode, a volontiers recours aux expédiens. Il n’est pas de ceux qui, tous les soirs, avant de penser au sommeil, compulsent, anxieux, les états de leurs troupes. Le service d’approvisionnement, à ses yeux, c’est l’affaire des commis préposés à ce soin-là. Qu’on les frappe, s’ils ne remplissent pas leur devoir! c’est tout son code. Lui doit se battre, eux doivent le nourrir. Et, par une étrange contradiction, cet homme qui ne pense à surveiller les actes des commissaires aux vivres que lorsque les troupes meurent de faim, se montre d’une méfiance inouïe quand il s’agit de ses projets politiques. Alors il n’écoute personne; il est indomptable : c’est qu’au fond il est convaincu que la raison même a inspiré ses plans. Il voit les choses à travers le prisme de ses illusions. Il s’estime un esprit très rassis, lui, le chimérique, l’aventureux par excellence, le sectaire, l’émigré ! Et c’est précisément parce qu’il n’a aucun doute sur la valeur de ses projets, qu’il se montre terrible, impitoyable pour l’imprudent qui les déclare dangereux ou mal conçus. Il ne le regarde pas seulement comme un adversaire personnel, mais comme un ennemi de la patrie même, comme un traître qu’il faut poursuivre avec acharnement.

C’est surtout cet orgueil d’infaillibilité qui lui valut sa réputation d’homme méchant, et qui fut cause de ses malheurs. Méchant, il ne l’était pas. On cite de lui des actes de bonté vraie et grande. Ce caractère si violent était tendre parfois. Il y a dans sa vie une histoire d’amour qui est un roman douloureux. Un fils naquit de cette liaison cachée. Lally le[1] faisait élever en secret et l’avait confié aux soins d’un honnête marchand de draps de la rue Saint-Honoré, le sieur Platel. L’enfant ignorait le nom de son père et ne sut celui de sa mère, Mlle Clifton, que quatre ans après la mort de celle-ci. Lally aimait son fils, ce fils qui ne le connaissait pas et qui devait être son vengeur. Au jour du danger, il se souvenait de l’enfant ; dans deux testamens il le reconnaissait. Il le légitima plus tard par un mariage secret. Quelques heures avant son supplice, il déclarait, dans ses dernières volontés, la légitimité du jeune

  1. Testamens de Lally, 8 mars 1761 et 1762 : Archives de la marine.