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comme c’est l’usage aux départs des grands paquebots, était triste, maussade et silencieuse.

Après avoir quitté le mouillage, le bâtiment s’arrêta en rade, et nous pûmes assister au spectacle émouvant du chargement de soixante caisses en métal contenant plusieurs tonnes, on me dit 8,500 kilos, de poudre destinée aux garnisons des Antilles et de la Guyane françaises.

À la tempête violente de la veille avait succédé une accalmie. Mais le soleil pâle et le faux bleu d’un ciel sans nuages, sauf un rideau de sinistre apparence qui voilait l’horizon de la mer, me semblaient de mauvais augure. Et, en effet, la France n’eut pas plus tôt franchi la barre de la Loire qu’elle fut assaillie par un furieux coup de vent. À partir de ce moment, des tempêtes qui venaient du nord-ouest se suivirent presque sans interruption. Excepté près du cap de Bonne-Espérance et au sud de la Nouvelle-Zélande, je n’avais jamais vu une mer aussi terrible. La France, bondée dans sa cale et ayant même le pont encombré de marchandises et, surtout, de neuf grands cylindres en fer, roulait d’une manière effroyable et menaçait, à plusieurs reprises, de sombrer. On peut se figurer les souffrances des passagers, privés de sommeil, pendant la nuit, par le mouvement du bateau, et entassés, pendant : le jour, tous ensemble, dans le grand salon, le fumoir, la cage de l’escalier et sur l’arrière-pont, dans les rares intervalles où il n’était pas balayé par les vagues. À cause du grand nombre des voyageurs, on était obligé de doubler les repas. S’il n’est pas facile de dîner par un roulis incessant de 33 degrés, qu’on songe à la difficulté de servir dans de pareilles circonstances. Aussi, en peu de jours, presque toute la vaisselle était cassée ; mais tout le monde rendait justice au pied marin et à la bonne volonté des domestiques. Au dehors du bâtiment, tout était noir, sauf les crêtes blanches que l’ouragan se complaisait-à arracher aux lames. Cependant, l’air de la mer, même quand elle est en fureur, agit sur l’homme comme un élixir de vie. Parfois, rompant la monotonie du gris noir, des lueurs rosâtres venaient errer comme des spectres sur le sombre rideau du ciel. À ces momens fugitifs, la mer, inondée de teintes vertes, ressemblait à une immense vasque d’émeraudes.

Ce cauchemar dura huit jours et huit nuits consécutifs. Enfin, les Açores étaient derrière nous. Le vent, qui soufflait maintenant du nord-est, et la mer, toujours houleuse, commençaient cependant à tomber.

Le 20 décembre, le dixième jour de la traversée, par un vent nord-est assez violent et par un soleil splendide, le tableau, sur lequel était inscrit le point à midi, marquait 25° 56’ latitude nord