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chargeant Podewils d’annoncer à la reine douairière la mort de son frère : « Jetez, disait-il, un vernis sur cette histoire et habillez-la comme vous pourrez… Mais Prague est à nous, cette ville que je n’aurais pas (disiez-vous) aussi facilement que j’imaginais ; cette ville qui me coûterait tant de monde, cette ville dont on faisait tant de bruit… la noix n’était pas si dure que l’imaginait notre petit freluquet de Vienne[1]. » Et, quelques jours après, annonçant encore la prise d’un point important à quelques lieues de Prague, il écrivait à Valori : « J’ai fait prendre Tabor par un détachement, et nous sommes en pleine marche pour l’Autriche. Ce n’est pas, assurément, agir en poule mouillée[2]. »

Mais, tout en faisant sonner très haut, avec une fierté légitime, ces premiers succès, il n’en conservait pas moins un grand fonds d’inquiétude ; il sentait, comme il l’explique très bien lui-même dans l’Histoire de mon temps, que sa position en avant de Prague, si brillamment conquise, était toujours aventurée et précaire. Il voyait déjà déboucher sur sa droite le prince Charles, ramenant son armée à grandes marches vers la Bohême, à travers le haut Palatinat ; de vastes magasins de munitions et de subsistances, formés à Pilsen, annonçaient la prochaine arrivée du prince. Sur sa gauche, il pouvait apercevoir les éclaireurs d’un autre corps d’armée autrichien, commandé par le comte Batthyani et formé principalement des hussards, des pandoures, de toutes les troupes légères levées par l’insurrection hongroise, et qui battaient la campagne du côté de la Moravie. Irait-il au-devant de l’une ou de l’autre de ces attaques ? et, en ce cas, par laquelle commencer ? Les attendrait-il, au contraire, sous les murs de Prague, au risque d’avoir affaire à leur effort combiné ?

Puis il ne pouvait oublier qu’il n’avait pu arriver jusqu’à sa nouvelle conquête qu’en se frayant violemment un passage à travers la Saxe épouvantée. Mais Auguste III, avisé du retour du prince de Lorraine, avait eu le temps de se rassurer, et, s’il prenait fait et cause pour l’Autriche, comme ses derniers engagemens diplomatiques paraissaient lui en faire un devoir, c’était l’armée prussienne prise à dos, cernée de toutes parts et coupée de sa base d’opérations. Ces perspectives, qu’il roulait dans son esprit, lui causaient une inquiétude trahie, comme d’habitude, par de violens accès d’humeur. Il ne se gênait pas pour dire tout haut que ce n’était pas là sur quoi il aurait dû compter, et qu’engouffrer l’armée française dans un entonnoir, sur les bords du haut Rhin,

  1. Histoire de mon temps, chap. X. — Pol. Corr., t. III, p. 280-288.
  2. Pol. Corr., t. III, p. 190. Frédéric à Valori, 26 septembre 1744.